La Commune de Peter Watkins

 Film et Histoire:  La Commune de Peter Watkins


Conférence faite à Belfort en 2007 pour la présentation du film

 


Mon propos n’est nullement ici de faire un quelconque.éloge du film La Commune de Peter Watkins. Il se défend fort bien tout seul. Je voudrais seulement poser à son propos une question qui me semble trop rarement, ou mal abordée. Ce film « raconte » (je mets aussitôt ici des guillemets) une histoire : l’histoire, dramatique, d’une insurrection parisienne du XIXe siècle, ce geste dont les Parisiens sont coutumiers depuis 1789, tous les vingt ans à peu près : juillet1830, février et juin1848, mars1871.

Je remarque l’incapacité où se sont trouvés les critiques à nommer « cette chose » comme disent certains d’entre eux, qu’est l’œuvre de Peter Watkins. Un « drôle d’objet » ; une reconstitution documentaire ; un documentaire fictionnalisé ; fiction documentée, une fiction qui déroute, fiction historique, fiction du réel, fiction inspirée du réel. Docu-fiction, terme qui avait plu à Watkins lui-même, mais ne me semble pas davantage convaincant.

Bref, une expérience rare, « ovni dans le paysage audiovisuel ». De surcroît un film politique, polémique ; « Political, polemical, uncompromising, and uncommercial ». Du cinéma « engagé », donc hautement suspect de falsification, et de surcroît « marxiste » (aujourd’hui une injure suprême au sein de la communauté des historiens), ainsi que l’a écrit un malveillant critique du Monde, en toute ignorance d’ailleurs de la pensée si complexe de Marx sur la démocratie, qu’on entrevoit à peine aujourd’hui. Pourquoi pas d’ailleurs plutôt anarchiste ou « libertaire », terme qui précisément apparaît dans le vocabulaire politique peu avant la Commune. De toute façon Peter  Watkins plaide véhémentement coupable dans les deux cas : « Je ne considère pas que mes films puissent entrer dans les catégories de « fiction » et de « documentaire » - mais ce sont  plutôt des tentatives de remise en question de ces genres ! ». Et il en rajoute aussitôt, disant son intention de mettre délibérément en question les problèmes de neutralité, d’objectivité « dont les médias actuels sont si friands ».

Je sais combien est majeure pour Watkins la question de la forme. On connaît sa critique de la « monoforme », cette manière hachée, « frénétique », de découper l’information en petits bouts, en staccato, caméra toujours en mouvement : formatage manipulateur qui n’a rien à voir avec la communication. D’où « l’urgence qu’il y a à trouver un type de processus collectif qui puisse surmonter la relation hiérarchique imposée par les médias envers le public. » Question, je me contente pour le moment de le souligner, en somme de démocratie.

 

On ne saurait séparer forme et contenu. Il me paraît pourtant que dans les nombreux débats critiques sur le film, on a toujours privilégié la question de la forme, au détriment du contenu, qui vaut tout de même la peine qu’on s’y intéresse. Historien de métier, nullement compétent en matière de technique cinématographique, c’est sur ce second registre que j’entends me placer ici.

 

« La Commune » est, pardon, me paraît être, très simplement, aussi un film d’histoire : j’entends clairement par là un travail historien, une œuvre d’histoire.

 

C’est une question délicate que de dire ce que c’est qu’un travail d’historien, une œuvre d’histoire, et plus généralement l’Histoire elle-même ; de surcroît s’agissant non d’une œuvre inscrite sur papier, mais de « cette chose » qui s’inscrit sur une pellicule et se projette sur un écran. Je voudrais apporter très, trop brièvement, mes arguments.

 

Sans offenser, je l’espère, personne, je soulignerai d’abord que c’est en à mes yeux le premier vrai film qui ait été réalisé sur la Commune. On a eu des œuvres de commémoration, voire de quasi-propagande. On a eu des allégories (réussies, mais combien engagée, ce qui ne gène en ce cas personne, comme la Nouvelle Babylone), des récits documentaires expliquant pédagogiquement la Commune, illustrés par des images, d’ailleurs toujours les mêmes, que chacun se réappropriait à sa façon (La Commune de 1871 de Cécile Clairval). Portant souvent sur seulement un aspect de l’insurrection : la répression (Jean Baronnet), la Semaine sanglante, tel héros (Rossel, Dombrovsky). Il en est auxquels j’ai participé, il en est que j’apprécie tout spécialement (L’Année terrible de Claude Santelli). Il n’en est aucun que je puisse comparer en posture et en stature avec l’œuvre de Peter Watkins.

 

Œuvre d’histoire ! Je laisse ici volontiers de côté  le travail seulement « réaliste » du film  (qui mérite évidemment d’être apprécié) ; décors, costumes, les bourgeoises versaillaises à l’ombrelle (l’image est connue de celles qui insultaient le insurgés prisonniers arrivant à Versailles), les femmes « en cheveux » (ce qui est alors immoral)  de l’Union des femmes, l’organisation originale des femmes pendant l’insurrection ; le parler limousin, picard, ou auvergnat de tels insurgés (qui rappelle heureusement le monde extrêmement divers et mêlé qu’est alors celui de l’immigration parisienne récente : il y a probablement 60.000 Picards dans la capitale, il y arrive annuellement 30.000 Creusois). Pas de flonflons musicaux dérangeants mais des Communards chantant « Buvons à l’indépendance du monde » de Pierre Dupont (non une Internationale, anachronique, certes immédiatement postérieure à l’insurrection, dans une très belle première version, mais mise en musique par Degeyter seulement en 1888. Dirai-je que je regrette que Watkins ait sacrifié à des convenances inutiles en accompagnant son générique de fin de cette bluette pâle et sans force qu’est le Temps de Cerises (de 1867) ? On s’attendrit sur le triste sort des insurgés : n’est-ce pas atténuer la force d’un film qui s’attache justement à éviter toute impression de fausse compassion. À m’inquiéter seulement au  « réalisme » de la réalisation, il me faudrait noter une erreur apparemment grossière, dès les premiers panneaux. Paris populaire ne s’éclairait pas à la chandelle, mais à la bougie ; à la décharge de Peter Watkins, candle en anglais signifie d’abord bougie.

Somme toute, tout ceci est aspect de surface (pas pour autant superficiel), dont use communément tout documentaire 

Je soulignerai en revanche l’importance du choix d’un arrondissement parisien, le XIe populaire. C’est probablement le plus représentatif du Paris Peuple d’alors, et c’est heureusement celui pour lequel il existe une documentation spécialement abondante. Alain Dalotel, qui a été principal conseiller historique du film, y avait autrefois consacré sous ma direction un travail approfondi, mais jamais publié ; c’est chose faite, puisque le film y puise et en use abondamment.

Mais surtout choisir un fragment populaire de Paris, c’est  se donner le moyen de s’abstraire d’un aspect déformant de la réalité ; ce qui se passe en haut, à l’Hôtel de Ville où siègent les élus de la Commune), pour s’intéresser à ce qui s’est passé tout en bas. C’est ce que, en réaction à des images de 1871 trop convenues, avec d’autres historiens, dont Dalotel, j’ai moi-même voulu  faire. L’histoire d’une révolution populaire ne peut se réduire à celle de ses « gérants » comme les nomment si bien les sociologues, maîtres toujours infidèles.

 

Nous avons là un cinéma clairement, carrément engagé, une histoire engagée. Ce qui revient à poser pose la vilaine question de l’objectivité et de la subjectivité. Vaste débat en histoire qui, s’il ne pouvait être résolu, interdirait tout bonnement aux historiens de travailler correctement Et, je l’ai souligné, l’intention de Watkins était de mettre délibérément en question ces problèmes de neutralité, d’objectivité qu’on se pose si souvent, et trop souvent maladroitement, à propos de tout documentaire filmique. Chacun sait bien que rien ne saurait jamais être « neutre ».

 

Paul Ricœur, philosophe qui s’est longuement attardé sur le problème su statut, scientifique ou non, de l’Histoire, et sur sa possible véracité, observe et analyse la « tension constante » qui existe dans le travail historien entre une objectivité qui ne peut jamais être qu’incomplète et une subjectivité qui ne parvient jamais à s’effacer vraiment.

La « subjectivité »  est partiale, engagée.  Mais elle intervient toujours, ne serait-ce que dans le choix même du sujet. L’historien procède  à un « jugement d’importance » qui ne saurait en aucune façon être « pur ». Si je me suis orienté sur l’étude de 1871, c’était probablement d’abord pour des raisons d’un engagement politique qui ne serait plus le mien aujourd’hui, ce qui ne m’interdit pas de continuer.

On choisit un événement, mieux vaut dire de ce qui fait événement. L’événement est un fait qui a une « portée ». « Un événement n’est pas ce qu’on peut voir ou savoir de lui, mais ce qu’il devient » dit Michel de Certeau. L’événement constitue une rupture, toujours inattendue, dans le cours ordinaire des choses, qu’il vient souvent dramatiquement briser.

La Commune, faut-il le rappeler, est un fait tout de même surprenant, qu’on pourrait juger à la limite absurde : le projet d’ériger une République « démocratique et sociale », et seulement de Paris, au sein d’une France profondément conservatrice, qui le restera, qui va écrire longtemps une Histoire où une telle insurrection ne peut avoir de place et de sens, parce qu’elle ne peut être « raisonnablement » comprise. Ne serait-ce que par cette contradiction apparemment majeure: c’est une insurrection républicaine contre une République installée, d’autant plus déraisonnablement que cette République est alors extrêmement fragile. C’est pourquoi il y a eu cette marginalisation historique évidente de l’événement de 1871, pour ne pas dire trou de mémoire, trou d’histoire.

 

Le choix, qui est inévitablement subjectif, nécessairement impur, exige aussitôt d’être épuré. C’est alors qu’on entre dans l’opération historienne.

Grosso modo, je crois que tous les historiens en seraient aujourd’hui d’accord, c’est une triple démarche qui est indispensable à la recherche, on ne peut pas dire de « la vérité », qui ne saurait jamais être restituée, mais de la véracité, de la véridicité historiques.

 

D’abord la collecte des documents, dont le témoignage, conjectural, doit être soumis à une critique sévère pour avoir le statut de preuve.

Venons-en justement ici au film. Bien sûr, tout auteur de « documentaire » se renseigne auprès des spécialistes du sujet qu’il a choisi : l’entretien dure en général – je parle d’expérience- quelques heures.

Peter Watkins a fait travailler une équipe de recherche pendant plus d’un an. Il a voulu que ses acteurs aient une solide connaissance de l’histoire de la Commune, tout particulièrement du sujet dont ils allaient être appelés à présenter, représenter un aspect devant la caméra. Ne prenons pas la chose à la légère.

J’avais l’habitude – comme tous ceux qu’on vient consulter pour un documentaire historique - que ceux qui voulaient travailler sur 1871 viennent me demander ce qu’il était bon de faire, et  sur ce que, doctement, je pensais de la Commune, comme le représentant d’une histoire en somme pleinement achevée. Mais lorsque Watkins m’envoyait ses deux assistantes, ce  n’était pas pour me demander « la vérité » ou ma vérité sur la Commune, mais seulement et très précisément où il était possible de trouver et de consulter les meilleures sources, et les plus complètes. Pas de confiance immédiate aux « doctes » ! Une telle politique du soupçon est une qualité proprement historienne. Et pour mentionner ce qui est plus qu’un détail, reconnaissons qu’il a fallu une bonne dose d’érudition au sein de cette équipe pour aller dénicher la riche correspondance Delaroche-Talbot, oubliée des spécialistes, qui permet de camper le personnage d’une grande bourgeoise parisienne pendant l’insurrection. Il y avait aussi des bourgeois et vivaient et jugeaient dans la capitale : le personnage de Madame Talbot est une réussite remarquable, et neuve

« Conseiller historique » est en ce qui me concerne est un hommage fort inexact. Je puis raisonnablement supposer que l’équipe de travail de P. Watkins connaissait mes positions, qui sont aussi, à peu près, celles d’Alain Dalotel, en moins révolutionnaire, qu’accepte en les nuançant Robert Tombs, sensiblement plus conservateur que je ne suis ; qu’elle  en avait pesé prudemment, suspicieusement l’importance. Tout au plus avons-nous pu être dans une faible mesure des « garants », je n’oserai dire de la « scientificité » du travail de Peter Watkins, mais de son caractère documenté, suffisamment critique, et, dans une certaine mesure de la mise en sens de l’événement de 1871 qui, tout en s’appuyant sur les récents travaux, reste l’œuvre propre de Watkins.

 

Car, après la phase documentaire, nécessaire mais nullement suffisante, vient dans la démarche historique la phase dite « explicative/compréhensive », soit la recherche du, ou d’un mode d’enchaînement entre les faits rassemblés, en quête du, ou d’un « sens » de l’événement La question du fil conducteur de la mise en sens, de l’angle de la prise de vue est toujours essentielle. Peter Watkins n’a pas cherché à « raconter », à représenter tout ce qui s’est passé  dans le Paris de 1871, toute l’histoire de la Commune, si complexe en dépit de sa brièveté. Il faut choisir. Watkins a choisi, et ce n’est pas, on va le voir, un hasard, un questionnement troublant sur la nature de la démocratie, qui est en effet le vaste problème que pose – aujourd’hui du moins - la Commune.

 

Ce n’est pas un hasard si la réalisation du film se situe dans la dernière année de la décennie 1990. Dans cette décennie apparaît clairement aux historiens, et plus largement à l’opinion publique – c’est ce que fit voir le mouvement rebelle de novembre-décembre1995, mais la suspicion remontait à longtemps - la crise de la politique, du politique, de la démocratie sous sa forme représentative, le sentiment de l’existence d’une classe, voire d’une caste politique Avouons qu’en 2007, c’est devenu une évidence banale. J’ajoute que c’est très précisément cette ambiance des années 90 qui m’a fait apparaître 1871 sous un jour que je n’avais pas vraiment encore aperçu.

Dans cette décennie 1990, le problème a été précisément abordé « conceptuellement » dans les livres de Pierre Rosanvallon, qui questionne ce qu’est la citoyenneté en démocratie, et plus généralement la démocratie. Son premier ouvrage, le Sacre du Citoyen est de 1992 ; Le Peuple introuvable histoire de la représentation démocratique en France suit en. 1998 Il l’achève sur ce constat bien connu maintenant ; il y a « malaise dans la démocratie », « démocratie imparfaite », et le mot est plutôt faible.

Les analyses de Rosanvallon sont extrêmement neuves et de grande importance, bien qu’il faille constater un étrange trou de mémoire chez cet auteur. Ce qui se passa en 1871 n’a droit chez lui qu’à quelques lignes hâtives. Et, contrairement à ce qu’il avance, le peuple n’est pas toujours introuvable que cela en histoire.

 

Je crois, et la proposition semble assez généralement acceptée, qu’on ne saurait comprendre 1871 autrement que dans le fil droit de l’histoire populaire insurrectionnelle, depuis 1791/2, en passant par Juin 1848.

 

Le communard révolté, (tout comme l’insurgé de juin 1848), veut être pleinement « citoyen ». Citoyen travailleur, et surtout alors en armes : en ces temps, l’affirmation de la citoyenneté ne va pas sans l’arme, jadis la pique du sans-culotte, en 1848 et 1871 le fusil du garde national.  Il exige qu’on aille jusqu’au bout de la logique de la « souveraineté du Peuple » tant de fois affirmée, jamais réalisée. Les insurgés du premier XIXe siècle réclament une « vraie » République ; ils disent plutôt une « bonne » République. Sociale, elle procurera à tous le mieux-être et le bonheur. Elle réalisera politiquement la vraie démocratie, qui assure vraiment les droits des gouvernés, avec, s’il le faut contre leurs gouvernants. Être son propre souverain : dans le Paris de1871 c’est – utopiquement peut-être, sûrement - s’auto-administrer, vivre le politique comme in dit alors « autonomiquement ». S’affirme, de manière bien sûr désordonnée, une volonté de participation politique immédiate, dans l’exercice quotidien par ceux d’en bas de leur petit pouvoir local, au club, dans leur bout de quartier, au sein des commissions qui dirigent chaque arrondissement. Soit, si l’on veut théoriser, ce qu’on nommait, assez mal peut-être, sous la Révolution, démocratie directe ; depuis 1850 on parle de « gouvernement direct de la République ». Claude Lefort a souligné de la nature profondément« libertaire » de l’idée de démocratie. L’insurrection communaliste, comme les autres insurrections parisiennes, peut-être vue aussi et sans doute d’abord comme un « questionnement de la démocratie ».

Peter Watkins a choisi clairement ce point de vue. Ce qu’il « montre », c’est ce questionnement populaire, confus, tâtonnant, contradictoire ; il évoque le conflit entre les « gérants » de la Révolution, membres lointains de la Commune à l’Hôtel de Ville, mais aussi chefs militaires d’une Garde nationale sans discipline, et des hommes et des femmes en insurrection, en bas ; tout en bas. On appelle en effet cela, de manière assez simplette, l’histoire vue d’en bas. L’historien ne voit pas, il tente de faire voir ce qui est hypothèse forte, qu’il se donne pour tâche d’étayer solidement

Les acteurs parlent de « donner un sens à la citoyenneté » ; de ne pas « être dans le moule », dans (dirait Rosanvallon) la démocratie du « consensus » ; de « réfléchir à de nouvelles formes », comme la révocabilité des élus :  pas de délégation des pouvoirs aux technocrates, ici, de la Révolution. L’association ouvrière est expliquée – en termes simples mais  remarquablement justes historiquement -  par l’ouvrier picard, un « sans travail ». 

Tout cela sonne, spontanément, exactement comme le propos d’in insurgé de Juin 1848, qui pourrait être repris par un homme de 1871. Interrogé lors de son procès  sur le sens qu’il donne à la formule « République démocratique et sociale, il précise qu’il entend  : « par démocratique que tous les citoyens soient électeurs et par sociale qu’il soit permis à tous les citoyens de s’associer pour le travail ».  Suffrage universel réel, et contrôlé, plus la revendication du droit au travail, de l’organisation du travail, bref de la vraie liberté, la vraie égalité, d’une démocratie vraie.

 

Vien enfin l’étape finale, la mise en intrigue, la mise en forme scripturaire (ou en images) ou représentation, les deux étapes, recherche du sens, puis  mise en intrigue, étant difficilement séparables.

 

J’ai ici l’impression désagréable de faire un cours sur ce qu’est l’Histoire ; mais toute œuvre d’histoire est aussi un « montage » à la manière cinématographique, pour « faire sens ».

Nullement spécialiste, je n’entends pas discuter ici de la question de la critique de la « monoforme », qui pourtant se rattache étroitement au problème de la « démocratisation » réelle de la représentation. Je préfère souligner simplement qu’on en revient très précisément au problème de l’objectivité. Une œuvre d’histoire permet-elle de représenter, reconstituer le réel, bref atteindre la « vérité ». La réponse est évidemment non, et qu’en réalité, le problème doit être formulé autrement.

Le discours historien déclare son ambition, sa prétention, dit Ricœur, de représenter « en vérité » le passé. Le philosophe utilise ici le néologisme « représentance »,  traduction libre de l’intraduisible allemand Darstellung :  l’acte de proposer à voir, la monstration. C’est d’une certaine façon une « représentation », mais Ricœur entend aussitôt l’en distinguer. L’idée de représentation, à la mode en histoire aujourd’hui est utile. Mais le terme présente bien des dangers. Quand on dit, et on l’a fait récemment, que tout en histoire est représentation, on pourrait bien entendre qu’au fond tout n’est que représentation, que rien n’a été réalité.

Le terme de « représentance » dit à la fois l’intention qu’a l’historien d’atteindre l’événement et le caractère forcément approximatif de sa mise en écriture. On n’a qu’« une équivalence des réalités », une « médiation imparfaite » « L’idée de représentance, dit Ricœur, est alors la moins mauvaise manière de rendre hommage à une démarche reconstructive seule disponible au service de la vérité en histoire. » Aucune approche ne saurait être considérée comme définitive ; il y a possibilité de fausseté, en tout cas et plutôt d’inachèvement. L’histoire présente, « le statut du moment de la remémoration », est toujours « sous le signe du soupçon ». La vérité reste en suspens, toujours contestable (elle doit être contestée pour avancer, par rectifications), toujours réinterrogée par de nouveaux questionnements toujours en cours de réécriture. L’événement est toujours susceptible d’une nouvelle lecture, qui ne rejette  pas pour autant les acquis, qui sont bien acquis, mais élargit la grille d’interprétation, ouvrant d’autres perspectives plus vastes, plus compréhensives.

Il ne s’agit pas de faire revivre, si réalistement que ce soit le passé, de tenter cette « résurrection » que voulait Michelet. Le passé est bien passé. Il s’agit de comprendre les « raisons » de ce qui s’est produit, du moins de le tenter.

 Que fait d’autre Watkins. Il n’impose pas, il n’assène pas de sens. Le spectateur n’est pas un « citoyen passif ». Il est appelé à réfléchir, à se sentir partie du débat, à prendre parti, mis qu’il est en situation de dégager lui-même le sens de ce qu’il  voit en conjuguant les informations qu’on lui offre : scènes et images, cartons à la Brecht, explicatifs ou qui situent le moment : ils font effet de distanciation pour donner l’occasion, le temps au spectateur d’exercer sa réflexion critique.

Toute œuvre d’histoire n’est qu’une équivalence inachevée. Watkins lui-même a posé dans un entretien la question à ses spectateurs. Jusqu’à quel point le film représente-t-il selon vous, leur demande-t-il, la réalité de ce qui est arrivé en 1871 ? Y a-t-il « manipulation » ? Une autre forme de (re)présentation est-elle selon vous possible ? Voyez-vous une relation entre les événements de 1871 et la situation sociale actuelle. Ai-je réussi dans mon projet ? Le spectateur a parfaitement, comme tout lecteur d’une œuvre historique, le droit, voire le devoir, après juste réflexion, de douter. Et s’il n’en est pas d’accord, de le faire savoir à la seule condition de proposer mieux.

 

Problème connexe. Tout se dit dans un rapport étroit, fortement appuyé, entre passé et présent. On a crié au dérapage, à l’anachronisme. La télévision en 1871, quel scandale ! Probablement pas plus que la présence troublante d’une voix off, celle d’un auteur qui prétend bien inutilement se cacher

 

Anachronisme ! Il est parfois nécessaire, et justifiable en histoire ? Nicole Loraux, grande historienne de l’Antiquité grecque a écrit un « Éloge de l’anachronisme », volontairement paradoxal : « Je réfléchirai sur la méthode qui consiste à aller vers le passé avec des questions du présent pour revenir vers le présent, lesté de ce que l’on a compris du passé » […] « à condition que ce soit en toute connaissance de cause et en choisissant les modalités de l’opération ».

Marc Bloch évoquait déjà clairement en 1940, dans son Apologie pour l’Histoire, ce problème du rapport passé/présent. « Consciemment ou non, c’est toujours à nos expériences quotidiennes que, pour les nuancer, là où il se doit, de teintes nouvelles, nous empruntons en dernière analyse les éléments qui nous servent à reconstituer le passé : les noms mêmes dont nous usons afin de caractériser les états d’âme disparus, les formes

sociales évanouies, quel sens auraient?ils pour nous si nous n’avions d’abord vu vivre des hommes ? À cette imprégnation instinctive, mieux vaut cent fois substituer une observation volontaire et contrôlée. » Ce que reprend Ricœur, de manière beaucoup plus précise : « L’historien a pour tâche de traduire, de nommer ce qui n’est plus, ce qui fut autre, en des termes contemporains. Il se heurte là à une impossible adéquation parfaite entre sa langue et son objet et cela le contraint à un effort d’imagination pour assurer le transfert nécessaire dans un autre présent que le sien et faire en sorte qu’il soit lisible par ses contemporains. »

 

C’est bien ici le problème. Nous osons parler de ce qui s’est passé en 1871 – il y a bien plus d’un siècle – en notre langue contemporaine, nous le voyons forcément avec des yeux d’aujourd’hui ? Il y a à coup sûr prise de risque dans l’usage de l’anachronisme, mais la superposition des temps, en effet de miroir, peut être payante, à la fois du point de vue de l’intelligence du problème, et pédagogiquement : il est de toute façon profondément inscrit dans l’opération historienne.

C’est un risque ici pleinement assumé ; pis, voulu par Watkins. « La Commune traite non seulement des événements de 1871, mais aussi du combat mené par de nombreuses personnes contre les problèmes sociaux et économiques croissants causés par le processus de mondialisation. »

Ses personnages, dit-il, «  ne sont pas des acteurs traditionnels interprétant un script ; ils se montrent tels qu’ils sont - citoyens de la France de 1999 - recréant certains épisodes de la Commune de Paris, développant leurs propres réactions à ces événements et aux liens existant entre ces derniers et l’état de la société contemporaine. »  Ses acteurs (deux tiers de non professionnels) ont la parole, ils sont réellement des co-auteurs et des  interprètes » du film.

Watkins met en scène des Algériens actifs dans cette histoire. Selon une forte probabilité, il n’y en a pas eu, sauf un exception, peut-être, aux côtés des Communards, bons partisans républicains de la politique coloniale, tout autant qu’ils étaient fort peu féministes.  Dérapage ? si l’on veut.  Mais on a là aussi bien une information historique inattendue : le rappel de l’insurrection kabyle de El Mokrani, Elle débute très exactement le 16 mars 1871 (et la Commune le 18) ; elle a touché un tiers au moins du territoire algérien et ne s’achèvera, elle, que le 20 janvier 1872. Combats et répression ont fait des dizaines de milliers de victimes algériennes (on dit 60.00). Ses chefs sont condamnés à la déportation en Nouvelle-Calédonie, où ils ont pu retrouver des communards. Peu d’historiens (et seulement depuis 2000) ont fait ce parallèle. Il y a lieu à tout le moins d’y réfléchir, de rappeler que Versailles avait au même moment sur les bras deux guerres intérieures, deux répressions. Et ce d’autant qu’on avait parlé imprudemment autrefois de Communes à Alger, à Constantine en avril 1871 : ce n’étaient en réalité que de courtes rébellions de colons républicains, hostiles aux partisans de la politique arabe des bureaux militaires de l’Empire qui ménageaient trop à leurs yeux les  intérêts des indigènes.  Mais avant toute chose, Watkins y voit la forte possibilité de rapprocher, de comparer des exclusions, d’en faire vraiment saisir le sens. Les mots seuls, on le sent bien ici, les meilleurs discours, quel que soit le talent de l’historien dont ils sont l’unique moyen d’expression, n’y peuvent suffire.

 

J’oserai risquer une remarque qu’on pourra trouver impertinente. L’histoire dominante est, on le sait aujourd’hui, mais les historiens ont mis bien longtemps à reconnaître – l’histoire des vainqueurs : peu sont ceux qui la trouvaient partiale, ou précisément, anachronique. Ne serait-ce que pour secouer un peu l’arbre de la connaissance, pour faire l’histoire oubliée des vaincus condamné au silence des sources, pourquoi ne seraient-ce pas des oubliés, des exclus d’aujourd’hui qui auraient le droit prendre la parole et d’exprimer le problème, à charge, à peine bien entendu d’être contestés et contredits ?

 

Petite note enfin pour moquer un peu notre travail d’historiens : Watkins s’est trouvé affronté lui aussi à ces petits écueils qui ont été les nôtres en cette fin des années 1990. Je voudrais ne blesser aucune susceptibilité et qu’on prenne ma remarque avec le sourire.

Les actrices qui interprètent les femmes de l’ « Union des Femmes » ont exigé que leur longue discussion de groupe soit filmée et reproduite en totalité, avec toutes les participantes. Watkins  a accepté, semble-t-il, bon ou mal gré. Les femmes de 1871 occupent une large place dans le film. N’est-elle pas excessive ? C’est qu’on négligeait autrefois le rôle des femmes dans l’insurrection, comme dans toute insurrection. Il était devenu indispensable  de mieux le mettre historiquement en valeur, mais par réaction n’y a-t-on depuis un peu trop insisté, peut-être l’a-t-on « sur valorisé. Deux historiennes américaines – féminisme oblige – ont consacré récemment deux livres de respectable épaisseur aux seules femmes de la Commune. À braquer pleins feux sur le rôle – qui fut important -  des femmes de l’Union des Femmes (une poignée en vérité) dans la brève tentative d’organisation du travail  esquissée par la Commission du Travail et de l’échange, ministère du Travail de 1871, on risque d’oublier la beaucoup plus large perspective de la Commission : émanciper dans leur travail hommes et femmes. Sans parler de ce fait qu’on ne saurait occulter, que les Communards, comme autrefois les sans-culottes, étaient de solides « masculinistes », pour ne pas dire vulgairement d’affreux machos, et que leurs femmes, ont su en 1871, nous en avons les preuves qu’utilise le film, le leur faire sentir. C’est un point sur lequel le film n’insiste pas, pudiquement. D’un autre côté, il est exact que le projet d’organisation du travail proposé par l’Union des femmes est le plus élaboré, le plus clair.

 

Un dernier mot sur la mise en forme, la « monstration », la « représentance » cinématographique. Le film n’est pas une « reconstitution ». Si l’ordre chronologique dont ne peut se passer l’historien est respecté, les faits se présentent sous la forme de récits multiples, de prises de vues fragmentaires, parfois contradictoires. Et cela parvient à faire une remarquable unité. C’est un procédé typique d’historien que de multiplier les regards pour obtenir, difficilement, une vue d’ensemble. Quel immense avantage enfin que celui du cinéaste quand il s’agit de représenter une foule, une insurrection, la violence populaire : ce que l’historien ne parviendra jamais à faire que médiocrement avec ses pauvres mots.

 

Je regardais il y a peu un débat de septembre 2000, tenu à l’École Normale Supérieure, qui rassemblait trois cinéastes devant un public d’élèves de l’école sur Histoire et fiction. On y parlait de la Controverse de Valladolid, fiction si réussie que plusieurs apprentis historiens croient à sa « réalité » ; du Retour de Martin Guerre, qui, associant pour l’écriture du scénario l’éminente historienne Natalie Zemon Davis et Jean-Pierre Carrrière, aurait pu être l’occasion de traiter ce problème  que j’essaie d’évoquer ici. J’y ai trouvé intérêt, mais en aucune façon d’analyse qui me convainque quant aux rapports entre Histoire et « réalisation » (cette fois je mets des guillemets) cinématographique. Mon approche était tout autre que celle des participants à ce débat que je voyais, pour leur travail propre, « se servir » volontiers de l’histoire. Je n’ai pas aperçu en revanche en quoi vraiment ils la servaient, autrement que dans le but d’en faire un objet distrayant, ce qu’elle ne saurait être seulement, en aucun cas.

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