LefrançaisQuelques mots sur l’auteur
Gustave Lefrançais (Angers
1826-Paris1901) instituteur, puis commis aux écritures, puis comptable. Sorti
de l’école normale primaire de Versailles en 1844, il ne parvient pas, athée et
républicain, à trouver de poste, A Paris en 1848, il n’a pas participé aux
journées de Juin mais en a toujours conservé un douloureux souvenir, qu’il
partage avec l’ouvrier colleur de papiers peints Joseph Déjacque, sans doute
rencontré au Club des Femmes de Pauline Roland. Membre en 1849 de l’Association fraternelle des instituteurs, institutrices et
professeurs socialistes, il a contribué, avec la même Pauline Roland, à la rédaction d’un remarquable Programme d’éducation, ce qui, parmi
diverses activités jugées subversives, lui vaudra en 1850, trois mois de
prison, l’interdiction d’enseigner à
toujours, puis l’ordre de quitter Paris. A nouveau emprisonné après le coup
d’état du 2 décembre 1851, il s’exile à Londres en 1852 et 1853, où il retrouve
Déjacque, déjà « an-archiste » affirmé. De retour à Paris, il
fréquente les milieux républicains, et surtout proudhoniens. Il sera l’un des
orateurs les plus écoutés des réunions publiques autorisées en 1868. Arès le 4 septembre 1870, il milite
activement au sein du Comité central des Vingt arrondissements, émanation des
comités républicains de vigilance d’arrondissements, participe à la tentative
de proclamation d’une Commune parisienne
le 31 octobre, ce qui lui vaut à nouveau la prison du 4 novembre au 23 février 1871. Elu membre de la Commune le 26 mars
pour le IVème arrondissement, il fait
partie de la « minorité » de l’assemblée commune, socialiste et surtout
opposée à la création d’un Comité de Salut public autoritaire et suranné. Il
est l’un des rares membres de la Commune qu’on trouve sur les barricades
pendant la Semaine sanglante. Condamné à mort par contumace en
1872, c’est en Suisse en 1871 qu’il
publie l’Etude sur le mouvement
communaliste, où il conclut à une
nécessaire abolition de tout pouvoir politique. Il adhère à la Fédération
jurassienne de l’Internationale, (dite anti-autoritaire parce qu’opposée au
Conseil général de Londres que dirige Marx), dont il préside le congrès fondateur à Saint-Imier en 1872. Très
proche de Bakounine et des siens, il contribue par de nombreux articles à des
revues « anti-autoritaires » (bien plus qu’anarchistes) : le Bulletin de la Fédération jurassienne, Le Travail,
la Commune… Toujours communiste, et
surtout partisan d’une organisation centrale des services communaux, il prend
en 1887 ses distances avec les anarchistes des années 1880 dans la brochure Où vont les anarchistes ?. Kropotkine dans Autour d’une vie lui prête pourtant ce propos:
« Vous autres fous (les anarchistes), vous êtes encore les hommes que
j’aime le mieux. Avec vous on peut travailler et rester
soi-même ». Il publie dans Le
Cri du Peuple en
1886 ses Souvenirs d’un révolutionnaire,
réunis en volume et édité par les soins de Lucien Descaves en 1902. Il y fait
un récit de la Commune beaucoup plus détaillé que celui de l’Etude…, se gardant toutefois, sans doute
pour ne pas heurter ses camarades en socialisme, de toute allusion à une
quelconque abolition de l’état.
L’ETUDE SUR LE MOUVEMENT
COMMUNALISTE
On ne saurait lire L’Etude sur le mouvement communaliste comme
une quelconque
histoire « immédiate » de la Commune. Elle se veut d’ailleurs d’abord
« protestation indignée », et témoignage
historique ; évidemment partiel : « nous ne parlerons que des
faits qui se sont passés sous nos yeux » ; partial
probablement : « nous ne jurons pas de rester neutre ». Il s’agit d‘un « jalon planté
pour servir à établir plus tard la véritable donnée du grand drame social »,
« d’exposer les faits de façon à ce que le futur historien […] en
puisse dégager la moralité et l’idée générale ». Lefrançais ne donne qu’une trame indispensable à la lecture des
événements et renvoie pour tous détails à l’Histoire de la Révolution du 18 mars (parue en juillet 1871) de
Lanjalley et Corriez. C’est pour
l’auteur l’occasion d’exprimer ses certitudes sur la révolution sociale.
Les droits de l’Homme
« La Révolution
dont 1789 a donné le signal, a posé un problème dont le mouvement industriel
considérable auquel cette révolution a donné naissance,
démontre jusqu'à la dernière évidence l'indispensable et l’urgente solution :
créer un état social garantissant à chacun des membres qui le composent
l’entier développement et le libre exercice de ses facultés ». Le XIXème
siècle se doit de prolonger, d’accomplir ce qui avait été entrevu dès 1789/1792. Depuis 1789, la France
se débat entre deux termes opposés qui expriment tout le passé
et aussi tout l'avenir des sociétés modernes. Ces deux termes sont Autorité et Loi. L’autorité ne doit
être qu’autorité de la Loi, garantie pour les citoyens de leurs droits et
de leur exercice, non pas arme entre les mains d’un quelconque pouvoir. La
Révolution l’a immédiatement érigé en principe dans sa Déclaration préalable
des Droits primordiaux, imprescriptibles, naturels, « supérieurs et antérieurs
à toute Constitution ». Il s’agit pour Lefrançais comme pour tous les républicains d’alors de la
déclaration de 1793, plus radicale que celle de 1789. Mais toutes deux ont
proclamé « Le but de toute association politique est le maintien
des droits naturels et imprescriptibles de l'homme, et le
développement de toutes ses facultés. »
Trois libertés sont fondamentales :
la liberté d’expression par parole et écrit, la liberté de se réunir et surtout
de la liberté de s’associer.
Liberté de se réunir et de
s’exprimer. Les réunions publiques enfin autorisées par la loi de 1868 ont été
pour Lefrançais le révélateur de la toute-puissance
de la discussion libre par le peuple, et
l’existence d’un peuple beaucoup plus mûr qu’attendu. C’est l’indice majeur de
la renaissance d’un parti révolutionnaire, qui n’a par ailleurs « ni
chefs, ni doctrine absolue ». Là se trouve la seule véritable expression
de la volonté populaire. Et Lefrançais se livre à une critique radicale du suffrage universel tel qu’il est prôné tant
par les Républicains depuis 1848 que par l’Empire. Ce ne peut être qu’un mode
plus ou moins parfait d’exercer le droit, et il ne doit pas primer le Droit lui
même. Il faut compter avec l’inégalité des conditions économiques, sans parler
de l’ignorance du Peuple, des pressions administratives et gouvernementales. Le
problème est de restituer à ce suffrage son véritable caractère par le
« choix conscient et libre de mandataires toujours révocables et surtout
responsables » En se soulevant le
18 mars (presque) unanimement contre l’agression versaillaise, le peuple de
Paris a montré qu’il avait enfin atteint sa maturité.
Le 18 mars1871
L’aventure entamée le 18 mars 1871
était probablement prématurée. « Nous sommes de ceux qui jusqu’au 20 mars
ne regardèrent qu’avec une inquiète surprise l’avènement du Comité Central (de la garde nationale). » Mais
Lefrançais souligne immédiatement l’importance de l‘organisation fédérative de
la garde, le caractère
d’impersonnalité de ses représentants : les nouveaux arrivants sur la
scène sont presque tous des inconnus ; ils sont mandatés par leurs pairs,
révocables de façon permanente. Le
Comité central a su solidariser en mars 215
bataillons, avec 1.325 délégués de compagnie, soit la représentation de la
quasi totalité de la population. Les onze bataillons du IVe arrondissement (qui
a élu Lefrançais à la Commune) sont tous alors représentés.
Le comité appelle à des élections
municipales, ou « communales », on n’a pas encore bien défini le mot.
Il ne s’agit en aucune façon de prendre la place de ceux qu’on vient de
renverser, les maires mal élus de
novembre 1870, complices volontaires ou non de Thiers et d’une assemblée
nationale royaliste, mais bien de donner l’occasion au Peuple de Paris
d’exprimer enfin ses profondes
revendications. Les élections ont lieu le 26 mars 1871, après longues et difficiles tractations
avec les maires installés.
La
Commune
Lefrançais soumet à une critique minutieuse la construction des
institutions communales : non publicité des séances, « coup funeste à
l’influence morale », les interdictions de journaux, tout ce qui éloigne les membres de la Commune
des réunions populaires « où ils eussent dû aller sans cesse ». Il craint que la Commune ne se comporte en
assemblée parlementaire, non en « exécutif des volontés de ceux qu’ils
venaient d’élire. » Il va jusqu’à mettre en cause la façon dont a été pris
le décret du 20 avril 1871 sur le travail de nuit des ouvriers boulangers, sans
l’assentiment des deux parties. « La Commune « n’avait d’autre
mission que de veiller au maintien des conventions intervenues […] entre
patrons et ouvriers ». Il déplore dans l’organisation militaire la substitution
de l’« enrégimentement à la spontanéité ». Il a d’ailleurs
démissionné très tôt de la Commission Exécutive le 3 avril, désapprouvant l’imprudente tentative
de sortie sur Versailles, se refusant toutefois à donner à sa démission une
quelconque publicité pour ne pas nuire à la révolution communale.
ll approuve pleinement : la
remise des loyers dus
depuis le moratoire du 13 août 1870; la suspension de la vente des objets
déposés au Mont-de-piété. le décret spécifiant que les membres de la Commune ne
seront payés que 15 francs par jour,
comme celui du 2 mai chiffrant le maximum des appointements dans
l’administration à 6,000 francs. Le maintien puis une réorganisation des
services publics retient tout particulièrement son attention : c‘était une
des revendication principales du Comité de la Garde nationale. « Nous allons prendre
les mesures nécessaires pour la réorganisation immédiate des services municipaux,
par la nomination de commissions provisoires, jusqu'à la refonte complète
de ces services, d'après un système plus en harmonie avec nos
institutions communales. » On a su préserver en effet et faire
fonctionner presque normalement l’énorme appareil administratif parisien. C’est
là la tâche première d’une Commune :
bien « administrer » dans un cadre communal n’est pas pour autant « gouverner ».
En 1874, il soutiendra, en bon
communaliste, et contre l’avis de ses amis anti-autoritaires suisses qui
n’y voient qu’une déplorable reconstitution de l’état, le rapport présenté par
de Paepe au congrès belge de Bruxelles sur ce thème. Dans une nation
fédéralisée, il est malgré tout besoin d’une organisation centrale fédéralisée,
ne serait-ce que pour les Postes ou les chemins de fer… C’est précisément ce
que la Commune avait vainement proposé à Versailles.
Quelques nuances pourtant ! S’il admet l’abolition
le 27 mars de la conscription c’est à la
condition qu’il soit bien spécifié que c’était seulement dans le cas de Paris. Même chose pour la
séparation de l’église et de l’état. Il réprouve
les excès policiers et les violences commises contre les églises et le
clergé ; celles-ci ont été trop nombreuses dans son IVème arrondissement.
Trouvent particulièrement grâce à
ses yeux deux commissions. La Commission du Travail et de l’Echange.
« Si la Commune avait triomphé, elle serait devenue de première
importance ». Le décret du 16
avril sur les ateliers abandonnés
qu’elle a inspiré était
la « mise en marche de la révolution sociale. » La Commission
d’enseignement qui doit « se mettre en contact permanent avec la
population et s’inspirer des sentiments réels de celle-ci. »
Mais sa critique, quand critique il
y a, est faite avec mesure et empathie. « En même temps que j'ai toujours
tenu, par devoir vis- à-vis de moi-même, non moins que vis-à-vis de ceux qui
m'ont donné mandat, […] à dégager dans toutes les discussions importantes, mon
opinion individuelle, je n'ai jamais hésité à accepter la responsabilité
collective de tous les actes de la Commune ». Il désapprouve tout en les
excusant « Delescluze, Blanqui nos
amis de la majorité » et même Cluseret qui a su si mal organiser la
défense de Paris. Il n’excepte que les jeunes blanquistes qui ont mal compris
leur maître. Mais sa conclusion est sans appel : « Trop gouvernementale
pour être réellement révolutionnaire, trop révolutionnaire, par son origine,
aux yeux des partisans de la légalité, pour être acceptée par ceux-ci
comme un gouvernement réel, telle était l'impasse où la Commune se
trouvait engagée et dont elle ne pouvait sortir qu'en revenant promptement
à l'observation des principes anti-autoritaires sur lesquels doit s'édifier
toute véritable démocratie. » Le combattant qu’il veut être ne
saurait, en ces lendemains douloureux, désavouer les agissements d’un comité de
salut public à la création il s’est opposé le 1er mai. Un petit groupe en effet, se dégageant après les
élections du 16 avril, a formé bientôt la « minorité » de la Commune « fraction socialiste pure, c’est à dire
dégagée de toute préoccupation gouvernementale », recherchant l’autonomie communale ». Il s’oppose à
la proposition formulée par Jules Miot d’un Comité de salut public. Il ne fera
pas d’opposition systématique, se déclarant responsable de ses actes, tout
autant que la « majorité ».
Les aspirations de Paris en 1871
Quelles étaient alors les grandes
revendications de Paris ; et quel était le but de l’insurrection ?
Lefrançais ne mentionne ici aucun
des textes auxquels nous sommes habitués. Il ne cite que brièvement quelques
propositions du Comité de la garde nationale, néglige la Déclaration au peuple
français du 19 avril, qu’on invoque souvent comme étant le « manifeste »
de la Commune. Il se contente de
reprendre le discours plutôt pâle de
Beslay, lors de la première séance de la
Commune : « La Commune s’occupera de ce qui et local, le département
s’occupera de ce qui est régional ; le gouvernement s’occupera de ce qui
est national. » Il reproduit en revanche le projet
de traité avec Versailles que publie Pierre Denis dans le Cri du Peuple le 8 avril, demandant à Versailles la reconnaissance
de l’autonomie des communes, proposant
en retour que Paris s’interdise toute provocation insurrectionnelle en province
(l’ultime tentative communaliste a été réprimée le 3 avril à Marseille, mais
Lyon fermente jusqu’à la fin du mois). Plus explicite déjà le Projet « Aux Citoyens de Paris »
qu’il a présenté à la deuxième séance du 29 mars de la Commune. Y ont mis la main également
Vallès ainsi que, on se gardera de l’oublier, le radical Ranc, qui va bientôt abandonner
la Commune.
Il donne enfin (seulement mais
longuement en annexe) le Manifeste du
26 mars d’un autre Comité datant
du siège, le Comité des Vingt arrondissements, seul texte qui lui semble tracer
le vrai programme politique et social de la Commune émancipée. Ce Comité central des Vingt
arrondissements, avait édité une affiche programmatique, le 16 septembre 1870. « C’était, dit
Lefrançais, le programme des partisans de la Commune » Il en a été
probablement l’un des
auteurs, représentant une aile radicale du mouvement qui tente de
renverser le 31 octobre 1870 le Gouvernement de la Défense nationale. Le texte
publié à la suite de l’Etude : Le 31
octobre, ses causes, son but, sa nécessité éclaire sur ce qu’étaient ses
intentions lors de cette première tentative d’installation d’une
« Commune ». De ce jour d’ailleurs s’esquisse le grave
problème qui divisera quelques mois plus tard l‘assemblée
communale : tandis que Lefrançais réclame au nom du Comité des Vingt arrondissements
l’élection immédiate d’une Commune, Gustave Flourens propose la désignation
d’un Comité de salut public exerçant des pouvoirs dictatoriaux. Division
malencontreuse qui entraîne l’échec de la manifestation. Cet échec lui vaut d’être
emprisonné de novembre à février
1871 ; de là son silence sur une période qui est d’ailleurs d’effacement
relatif d’une opposition communaliste momentanément désemparée.
Les aspirations du Paris populaire sont
alors simples et fortes. L’exposé
des principes, le 26 mars, du comité central électoral républicain, démocrate,
socialiste du XIe arrondissement, exige « 1° Le droit de vivre;
2° La liberté individuelle ; 3° La liberté de conscience ; 4° La liberté de réunion et d'association ;
5° La liberté de la parole, de la presse et de tous les modes de manifestation
de la pensée ; 6° La liberté de suffrage. »
Le 1er mai le club
(Saint) Nicolas des Champs réclame des « assises communales où les
électeurs pourront toujours citer leurs mandataires. » Le club édite une Bulletin communal qui a pour entête
cette exhortation : « Peuple, gouverne toi toi-même par tes réunions
publiques, par ta presse ; pèse sur
ceux qui te représentent. Ils n’iront jamais trop loin dans la voie révolutionnaire. »
On lit
encore dans Le Prolétaire, journal du club Ambroise (dans le XIe
arrondissement), 19 mai 1871 : « Serviteurs du peuple, ne prenez pas
de faux airs de souverains [...]. Ne vous pressez pas de juger et de décider au
nom du Peuple. Restez dans votre rôle de simples commis [...]. Le Peuple
est las des sauveurs ; il entend désormais discuter leurs actes. »
Une conciliation possible ?
S’agissait–il vraiment le 18 mars 1871 d’une insurrection ?
Lefrançais pense que Paris n’est que dans son droit le plus strict. Et il a une attitude qu’on jugera ambiguë face à ce
qu’on a appelé le parti de la « conciliation ». Vantant à maintes
reprises l’« Intelligence de la bourgeoisie parisienne, adversaire du
militarisme de l’Empire », il va jusqu’à écrire que « si les bourgeois
républicains qui avaient accepté le mandat communaliste […] étaient restés à
leur poste comme c’était leur devoir […], le groupe socialiste, ainsi qu’il
résulte d’un calcul très facile à faire, devenait majorité à son tour. »
Argument curieusement modéré, qui sera repris par de nombreux
« conciliateurs ».
Dès le départ il y avait eu
plusieurs tentatives d’entente sur une
espèce de « programme minimum »» avec ceux qui n’acceptaient pas l’acte
illégitime qu’était à leurs yeux l’installation d’une Commune révolutionnaire.
Pendant toute la semaine qui va du 18 au
26 mars, les maires et quelques députés parisiens avaient plus ou moins mollement
tenté de s’interposer entre Paris et Versailles. Il
existe après l’élection très contestée du 26 mars plusieurs groupes qui recherchent une espèce
de juste milieu entre le conservatisme féroce de l’assemblée et les exigences
« communales » de Paris. Notamment l’Union nationale des délégués du
commerce et de l’Industrie, qui disait représenter 107 professions, et surtout le groupe de l’« équilibre
républicain », devenu Ligue Républicaine des Droits de Paris. Cette dernière
est formée de notabilités de la
bourgeoisie républicaine, notamment Ranc, Loiseau-Pinson, démissionnaires de la
Commune dès le début d’avril. Ses manifestes rappellent les droits de Paris ; «
Maintien de la République; autonomie communale de Paris; autonomie de la garde
nationale. » En outre, « l'armée n'entrera pas à Paris. » Les conciliateurs
continueront leurs tentatives de plus en
plus vaines jusqu’à la veille de la
semaine sanglante.
Lefrançais ne veut voir dans toute conciliation à la fin d’avril que le projet
réactionnaire de substituer à la Commune un simple conseil municipal. C’est alors exact, et pourtant ne l’était pas au départ ; en témoigne la présence dans
les rangs de ce « Tiers parti » de Ranc ou Loiseau Pinson, à demi ralliés à l’expérience communale. Mais la
guerre civile est en route, les opérations militaires ont commencé. De surcroît
aux élections complémentaires du 16
avril, le parti communaliste a connu un lourd échec. Il n’excepte en cette fin
d’avril que deux démarches « importantes, mais bien trop tardives »
: le ralliement à la Commune des francs maçons (il est maçon lui-même), puis celui
de l’Alliance républicaine des départements que tente alors de former Millière.
Il n’y voit en réalité que la possibilité de réveiller la province ; « Si
l’événement (l’adhésion des maçons) a une importance considérable, c’est
principalement pour la province. […] Tout ce qu’il y a de viril à Paris dans la
franc-maçonnerie est déjà avec nous. Le caractère important de cette
manifestation ne consiste que dans les ramifications qu’elle a en province, où
elle pourra nous rallier les opinions flottantes et hésitantes. » Il en va
de même pour le ralliement le de l’Alliance au nom des « citoyens des
départements ». On sait que la province, celle des villes surtout, n’a réagi que faiblement, l’exception de Lyon,
qui se révolte vainement une dernière fois en cette fin d’avril. Dans son
ensemble, elle ne comprend pas. Un
congrès de représentant dix sept départements à Lyon se contente d’une
déclaration de principes peu compromettante, se refusant à une rébellion contre
ce qui tout de même est la République.
Sur
le mot » Commune »
Où
situer Lefrançais, ce modéré apparent, radical seulement par devoir, dans la
nébuleuse de ceux qui se réclament de la Commune, tentant de lui
donner place et sens ? Il
avoue dans ses Souvenirs ses
inclinations fouriéristes. « Grand
partisan de l’union libre et de la suppression de l’héritage, conséquences
logiques de l’abolition de la propriété, il considère les collectivistes comme
des communistes honteux. […] Tout en admettant comme exacte la formule
communiste « à
chacun selon ses besoins et de chacun suivant ses forces », il reconnaît
que les applications qu’en ont proposé Babeuf, Cabet et Louis Blanc ne
répondent pas suffisamment aux légitimes exigences de la liberté individuelle.
Il pense que c’est en débarrassant les conceptions fouriéristes de certaines
concessions faites à l’esprit bourgeois qu’on pourra trouver les véritables
bases de l’ordre social futur, dont Fourier lui paraît s’être le plus
rapproché. »
La réflexion a beaucoup progressé
depuis 1849/1851 s’agissant de définir la forme que devait prendre la République à venir. Toute la
génération républicaine des années 1860 par exemple s’est elle-même beaucoup
préoccupée de démocratie réelle et surtout du rôle que pourrait y jouer la commune.
Vacherot écrit en 1859 dans La Démocratie qui se veut le programme du parti républicain : « La commune n’est pas […] une simple unité
administrative ; c’est une unité naturelle s’il en fut ; c’est la
société dans son commerce le plus direct, le plus fréquent, le plus
intime. » Il n’en maintient pas moins l’unité nationale. Même les républicains modérés
semblent partager la mode « communale ». Pour un Jules Simon, dans La Liberté politique, « Le
patriotisme communal est l’école du patriotisme ; l’intervention dans les
affaires de la commune habitue les citoyens à la vie publique, les initie à la
connaissance des affaires. La stabilité, la grandeur des institutions
communales est la plus sûre de toutes les garanties de l’ordre dans les
commotions politiques. » Ou encore Jules Barni, dans son Manuel républicain – texte publié
en 1872 mais qui est la reprise d’une série d’articles publiés en 1870 à la demande de Gambetta dans le Bulletin de la République. : « La commune est le point de
départ de cette vaste association qui constitue une nation et dont elle
représente l’unité politique. Elle est comme l’alvéole de l’État. »
L’« alvéole », un terme cher aux fouriéristes.
Mais s’est posée très vite une
redoutable question. Au Congrès en 1862 de l’Alliance internationale pour le
progrès des sciences sociale, les délégués avaient pris pour thème de
réflexion ; « Jusqu’où peut aller l’autonomie des communes sans nuire
à l’unité de l’état, et quels sont les moyens d’assurer leurs compétences
respectives. »
ll n’est guère utile de revenir sur
le rôle et l’influence d’un Proudhon, auquel on ne saurait se limiter, comme il
a été trop souvent fait. Lefrançais
s’inspire directement, il le reconnaît, de son livre Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la
révolution, publié en 1863. Proudhon
y proposait un fédéralisme généralisé, plus qu’il ne s’attarde sur le principe
communal. Il donne cependant dans De la Capacité politique des classes
ouvrières la définition la plus claire : « La commune est comme
l’homme, comme la famille, comme toute collectivité intelligente, un être
souverain. La commune a le droit de se gouverner elle-même, de
s’administrer ». Définition qui, additionnant principe communal et organisation
fédérative des communes, peut parfaitement
convenir à Lefrançais.
Vermorel, qui forgea une grande amitié avec Lefrançais, dont il a
partagé la prison après le 31 octobre, vulgarise et adapte en 1869 ces idées dans
Le parti socialiste, programme d’une
vraie gauche républicaine. « La commune devrait être l’école de la vie
publique ; la participation à son administration habituerait les citoyens
à la responsabilité et au mécanisme de l’action politique ; elle
stimulerait les initiatives, multiplierait les foyers d’intelligence,
établirait une saine émulation entre les diverses localités ; elle répandrait
et entretiendrait la vie sur tous les points du
pays. » Une organisation fédérale remplacerait l’état.
On prêtera une particulière
attention au projet longuement développé
par Millière dans le journal La
Marseillaise de décembre 1869 à
février 1870. Comme moyen, une dictature révolutionnaire de Paris, qui n’impose
rien et souhaite être seulement un guide éclairé. Le peuple sera organisé
dans chaque quartier par sections. La commune sera gérée par toutes les
personnes majeures, y compris les femmes, réunies en assemblée générale. Au
programme immédiat de cette dictature parisienne : la séparation de
l’Église et de l’État ; l’abolition des armées permanentes, remplacées par
une garde nationale mobilisant les hommes de vingt à cinquante ans ;
l’expropriation par les communes des établissements industriels et agricoles
mis au chômage ou non exploités. Autant de mesures qui figureront parmi les premières prises par la Commune de 1871. On a
dit plus haut que Millière, après avoir eu longtemps une attitude attentiste
(mais il dirigeait le journal La Commune,
d’inspiration très proudhonienne) avait rallié en mai le mouvement
insurrectionnel avec son Alliance des
départements.
Chez les républicains les plus
extrêmes, « s‘est esquissée une solution : au politique, la Commune, au social de l‘association ouvrière généralisée ;
les deux propositions avaient été déjà
avancées par Constantin Pecqueur, qui les développe en 1849 et 1850 dans son
journal Le Salut du Peuple. On
passe du projet d’une communauté purement utopique, telle que l’avait conçue par
exempe en 1842 un Théodore Dezamy, à des projets plus réalistes.
Un gouvernement direct de la
République
Mais
l’idée qui a paraît avoir le plus de succès celle de « législation
directe », ou plutôt de
gouvernement direct de la république.
Le
socialiste allemand Moritz Rittinghausen publiait en décembre 1850 La
législation directe par le peuple ou la véritable démocratie. Ce même mois
de décembre, Victor Considerant élaborait La
solution ou le gouvernement direct du peuple. Ledru-Rollin en exil à
Londres publiait en février 1851 Plus de
Gouvernement, Plus de Représentants. Et son disciple Delescluze, dont on se souviendra qu’il a été un des inspirateurs
de la Déclaration au Peuple français de 1871
a donné au journal des exilés Le
Proscrit plusieurs articles sur le même thème. Charles Renouvier,
Fauvety et quelques autres, se sont essayé à bâtir dans un livre quelque peu
indigeste un système, pas nécessairement irréaliste, d’« organisation
communale et centrale » de la République où les lois se voteront par législation
directe ?
Invoquant pour sa part pêle-mêle
Fourier, Proudhon, Pierre Leroux, bien
d’autres, l’ « an-archiste » Joseph Déjacque dans la Question sociale, publiée à Londres en 1854, acceptait
provisoirement cette idée très répandue d’une législation directe mais croyait
en son nécessaire dépassement final : l’absence de tout gouvernement. Il le
redit en 1859 dans Le Libertaire, journal du
mouvement social.
« La
législation directe, avec sa majorité et sa minorité, n’est certainement pas le
dernier mot de la science sociale, car
c’est encore du gouvernement […] Mais puisque la souveraineté individuelle
n’a pas encore de réelle formule, que je sache, qu’elle est encore à l’état
d’intuition dans les esprits, il faut bien se résoudre à ce qui est applicable,
c’est-à-dire à la forme la plus
démocratique de gouvernement, en attendant son abolition absolue.
D’ailleurs, avec la législation directe, la majorité est et demeure toujours
mouvante. Comme une marée, elle se déplace chaque jour sous l’action
incessante, sous la propagande des idées de progrès. Enfin, c’est aujourd’hui
le seul moyen de force à employer, la ligne la plus droite à suivre pour
arriver à la réalisation de toutes les réformes sociales. » On n’est pas loin ici de ce que
devait penser Lefrançais en 1871. Et Déjacque est allé jusqu’à
prophétiser : « Je crois qu’à la
prochaine prise d’armes de la démocratie sociale, la législation directe pourra
être et sera décrétée par le peuple de Paris sur ses barricades et acclamée
ensuite par le peuple des départements. »
Il y a eu plus que probablement influence de Déjacque sur
Lefrançais. Ils s’étaient connus en 1849,
retrouvés en exil à Londres en 1853. Rien ne prouve, en l’état actuel de nos
connaissances, que Lefrançais ait eu connaissance des textes de 1854 ou de 1859. Il est possible qu’il ait participé au petit groupe de discussion réuni autour de
Déjacque qui avait contribué à l’élaboration de La Question sociale. Les ressemblances sont trop frappantes pour
être ignorées. A quelques nuances près. Lefrançais ne dit pas « souveraineté
réelle », ou législation directe, comme fait Déjacque, seulement souveraineté populaire,
souveraineté directe et inaliénable des citoyens, démocratie véritable,
souverainetés individuelles composant la souveraineté collective. Et, plus
réaliste, il l’a dépouillé de tout appareil utopique, parfois extravagant, qui
visiblement lui déplaît. Qu’on se souvienne ! « C’est en débarrassant
les conceptions fouriéristes de certaines concessions… ».
Plusieurs comme Charles
Longuet dans le Journal Officiel du
30 mars, ont pressenti que : « Cette fois l’antagonisme n’existait
pas de classe à classe, il n’y avait pas s’autre sujet de lutte que le vieille
guerre, toujours recommencée, bientôt finie sans doute, de la liberté contre
l’autorité, du droit municipal et civique contre l’arbitraire gouvernemental.
Paris […] était prêt à se lever tout entier pour conquérir son indépendance,
son autonomie ; il voulait, en attendant que la nation le voulût avec lui,
le self-government, c’est-à-dire la
République. » « Faire disparaître
le pouvoir » Lefrançais va plus
loin, car un selfgovernment est
encore un « gouvernement », « un état ; plus radicalement
aussi que ne le proposait Déjacque. Il abolit sans transition toute forme de
pouvoir qui n’émanerait pas directement
du peuple ; il abolit immédiatement le gouvernement. « La Révolution
du 18 mars […] avait pour mission de faire
disparaître le pouvoir même ; de restituer à chaque membre du corps
social sa souveraineté effective, en substituant le droit d’initiative directe
des intéressés, ou gouvernés, à l’action délétère, corruptrice et désormais
impuissante du gouvernement, qu’elle devait réduire au rôle de simple agence administrative. »
On le verra en exil présider les
12/16 septembre 1872 le congrès de Saint-Imier,
ou se fonda ce qu’on va appeler l’Internationale « anti-autoritaire »,
avec pour programme la
destruction de tout pouvoir politique ; « Toute
organisation d'un pouvoir politique soi-disant provisoire et révolutionnaire
pour amener cette destruction ne peut être qu'une tromperie de plus et serait
aussi dangereuse pour le prolétariat que tous les gouvernements existant
aujourd'hui. »
Populisme révolutionnaire ?
Tout ceci suppose que, ainsi que l’avait déjà vu Proudhon dans Idée générale de la Révolution, une idée
forte du peuple : « [Il]
n’est pas seulement un être de raison, une personne morale, comme disait
Rousseau, mais bien une personne véritable, qui a sa réalité, son individualité,
son essence, sa vie, sa raison
propre. » […] Il est « un
être collectif ; ceux qui l‘exploitent depuis un temps immémorial […] se
fondent sur cette collectivité de sa nature pour en déduire une incapacité
légale qui éternise leur despotisme. Nous, au contraire, nous tirons de a
collectivité et l’être populaire la preuve qu’il est supérieurement capable, qu’il
peut tout et n’a besoin de personne. Il ne s’agit que de mettre en jeu ses
facultés. » Le peuple de Paris, ce peuple si difficile à cerner avec nos
mots actuels, instigateur de toutes les révolutions du XIXe siècle, en est
évidemment le meilleur exemple.
A strictement
parler la Commune n’est pas encore pour
Lefrançais vraiment LA révolution sociale, seulement la « forme enfin
trouvée » de la révolution sociale, l’abolition préalable et immédiate de
tout pouvoir gouvernemental, d’état centralisé ; son remplacement immédiat
par une législation directe populaire et une fédération des communes. Deux brefs textes viennent utilement à l’appui de l’Etude. La Commune et la
Révolution.
Cette brochure publiée par l’éditeur de la revue anarchiste les Temps nouveaux en 1896 n’est que la reproduction d’un article inaugural publié
en Suisse en 1874 dans la très éphémère revue La Commune, revue socialiste. Lefrançais y définit clairement ce
qu’il faut entendre par communalisme et qui se trouvait dans l’Etude quelque
peu noyé dans le récit des faits.
On le trouvera en annexe à cette publication. République et
révolution. De l’attitude à prendre par le prolétariat en présence des partis
politique.
Genève. On ne retiendra que la dernière phrase
de cette seconde brochure, très polémique à l’égard du gambettiste naissant : «
L'heure venue et qu'il appartient aux
prolétaires seuls de fixer, qu'ils dirigent leurs forces soigneusement
conservées et accumulées contre la vieille société autoritaire. Alors
celle-ci s'en allant à tous vents fera enfin place à la vraie République,
celle des travailleurs de tous pays, librement fédéralisés sous le drapeau
de la solidarité. » La vraie république : la République démocratique
et sociale, sociale tout autant que démocratique : on dit déjà la Sociale. En 1871, l’heure n’était pas encore venue. Lefrançais pourtant croit pouvoir tirer de
l’événement cette leçon décisive : l’abolition de toute autorité
extérieure au peuple, d’un quelconque « gouvernement »
(autrement dit l’état centralisé) surimposé à la société, est le préalable
indispensable à la vraie révolution
sociale, l’instauration de la République démocratique et sociale universelle.
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