Composition d'une population insurgéeComposition d’une population insurgée L’exemple de la Commune Le Mouvement
social, n° 48, septembre 1968 La répression de l’insurrection communaliste de 1871 a été sans aucun doute l’une des plus féroces de notre histoire « sociale » : traumatisme qui a violemment marqué la société, la politique, le socialisme français du dernier tiers du XIXe siècle, qui a alimenté, jusqu’à nos jours, une abondante littérature, volontiers hagiographique. Nous dirons ailleurs les conséquences de ce traumatisme. Nous voudrions ici seulement aligner quelques chiffres, et partant d’eux tenter de façonner une image moyenne du communard insurgé. L’ampleur de la répression est incontestable. D’après une enquête conduite par « une fraction » du conseil municipal de Paris, « un fonctionnaire important évaluait à plus de 100.000 le nombre des ouvriers qui tués, prisonniers ou en fuite, manquent aujourd’hui à Paris. Ce chiffre... ne comprend pas les femmes » (1). Il ne paraît pas inadmissible ; or 100.000 personnes, cela fait à peu de choses près le quart de la population ouvrière masculine de la capitale. Et les détails aussi sont parlants. Sur 24.000 ouvriers cordonniers, 12.000 sont manquants ; sur 30.000 ouvriers tailleurs, 10.000 ; sur 20.000 ébénistes, 6.000 ; sur 8.500 bronziers, plus de 1.500. Chez les plombiers, zingueurs, couvreurs, « on compte 3.000 absents, c’est-à-dire presque toute la corporation. » Dans le bâtiment, les chiffres sont moins précis, mais la main-d’œuvre est tellement décimée, qu’on a dû faire venir en masse des ouvriers du centre de la France... Comme en toute répression, il est impossible d’évaluer correctement le nombre des morts. Les estimations vont de 4.500, 6,000 — chiffres ridiculement bas d’auteurs versaillais — à 30 ou 50.000, — chiffres d’auteurs communards, qui sont à leur tour forcés en l’autre sens. C’est tout à fait en vain que nous avons tenté de comparer les résultats des recensements de population de 1866, 1870 (2) et 1872. Les chiffres de 1872 sont trop sensiblement affectés par les départs de fuyards (impossible à estimer exactement), le déficit des naissances et les morts du siège, le retour des soldats démobilisés, l’arrivée de nouveaux immigrants (3). Une indication toutefois ne paraît pas sans valeur : celle de 17.000 inhumations de cadavres, dont les frais, après la Semaine sanglante, auraient été payés par le conseil municipal ; elle ne saurait évidemment être considérée que comme une estimation minimale. Un seul chiffre sûr, celui des 40.000 arrestations (très exactement 38.578 au 1er janvier 1875) ; et les 40.000 individus arrêtés ont, eux, laissé d’abondantes traces. La répression judiciaire — menée, en vertu de l’état de siège, par la justice militaire — a laissé des archives, considérables encore, malgré de notables pertes ; une quinzaine de milliers de dossiers de procès en conseil de guerre sont conservés aux Archives historiques de la Guerre, et c’est par leur dépouillement que nous pouvons le mieux apprendre ce que fut un communard. Nous avons entrepris ce dépouillement ; il est trop tôt encore pour en donner les résultats, même partiels. Nous voudrions ici tenter d’utiliser à fond un document — lequel a puisé largement d’ailleurs à ces mêmes sources —, habituellement trop négligé des historiens de la Commune, qui cependant le connaissent bien : le « Rapport du général Appert sur les opérations de la justice militaire relatives à l’insurrection de 1871 ». Il est déjà une vaste histoire sociale de la Commune, et une histoire abondamment statistique. Les fonctionnaires des bureaux militaires de statistique ont recueilli, en effet, et mis en forme quantité de renseignements sur cette foule de prisonniers et de condamnés ; renseignements parfois incomplets, souvent imparfaits, mais qui n’en sont pas moins utilisables, et précieux. On ne les a que trop ignorés.
Prisonniers et condamnésRappelons d’abord des chiffres qui sont dans toutes les histoires de la Commune. 38.578 individus arrêtés, soit 36,909 hommes, 1.054 femmes, et 615 enfants âgés de moins de 16 ans. Mais on n’a de renseignements que sur 36.309 d’entre eux (34.952 hommes, 819 femmes, 538 enfants), car il faut retrancher du total 1.090 individus libérés après un simple interrogatoire, 212 qui ont été remis à la justice civile, et 967 décédés en prison — un chiffre, soit dit en passant, qui peut paraître faible (949 hommes, 8 femmes et 10 enfants). Sur ces 36.309 cas, il n’y eut que 10.137 condamnations (27,9%), pour 2.445 acquittements, 7.213 refus d’informer, et surtout 23.727 ordonnances de non-lieu. Mais, s’empresse de préciser le général Appert : « les ordonnances de non-lieu... avaient été basées sur ce que l’instruction n’avait relevé que des charges insuffisantes ou relativement restreintes ; mais il doit rester entendu que ces individus, ainsi mis en liberté, n’étaient pas des innocents dans la complète acception du mot et qu’en des temps ordinaires, il y aurait eu prévention à soutenir contre chacun d’eux. On leur avait tenu compte de toutes les circonstances extrinsèques, de toutes les raisons d’humanité qui pouvaient militer en faveur d’un prévenu, coupable dans une certaine mesure, mais souvent abusé et inconscient. » (4) Ce ne serait donc que l’excès même de la répression qui a contraint les juges débordés à une excessive indulgence. De même, appelé à déposer devant la Commission d’enquête sur les événements du 18 mars, un témoin affirmera : « A Paris, toute la population était coupable » ; la remarque ne manque probablement pas, on le verra, de justesse. Aux 10.137 condamnés par jugement contradictoire (9.949 hommes, 130 femmes, 58 enfants), s’ajoutent 3.313 condamnés par contumace (3.282 hommes, 28 femmes, 3 enfants). Les peines se décomposent ainsi, plus rigoureuses évidemment pour les contumaces : ‘
L’enquête peut être poussée au-delà de ces quelques chiffres partout cités. Les résultats que nous avons obtenus ne sont pas tous originaux, ni frappants, et quelques-uns apparaîtront très imparfaits, voire incertains mais il n’a pas paru inutile de les réunir. La population « normale » qui nous servira généralement de référence est celle que décrit le recensement de 1866. Pour tenir compte de possibles différences, ou de nuances, entre « vrais » et « faux » coupables, nous donnerons généralement aussi à la fois les chiffres (ou les pourcentages calculés d’après ces chiffres) d’individus arrêtés, de condamnés, et de condamnés aux plus fortes peines (mort, travaux forcés, déportation) (5). Age et origine des insurgésL’insurgé, cela va de soi, est plutôt un homme jeune.
Le lot des arrêtés ressemble d’assez près à la population normale (et nous aurons à nouveau l’occasion de le vérifier). Dans celui des condamnés, et à mesure de la gravité de la condamnation, ce recrutement jeune, s’accentue très fortement. Un autre document permet encore de préciser ce tableau : il s’agit de statistiques qui ont été dressées en 1874, des communards effectivement déportés, et que nous utiliserons encore à plusieurs reprises (6), Les déportés se répartissent par tranches d’âges de la façon suivante :
Jeune, mais peut-être moins pourtant qu’il ne paraît au premier abord. Si chez les déportés, autrement dit les plus coupables, la tranche des 21 à 25 ans est représentée beaucoup plus que proportionnellement à une population normale, la tranche des 36 à 40 ans, qui est aussi la plus nombreuse en chiffres absolus, l’est également et exactement dans le même rapport. On s’insurge encore très près ou même au-delà de la quarantaine, à des âges où l’on a pu voir 1848 ou 1851. Quant à l’origine géographique, un quart des insurgés donnent pour lieu de naissance la Seine, et trois-quarts la province.
C’est là une proportion de Parisiens indigènes sensiblement plus forte que celle qu’on a reconnue pour l’insurrection de juin 1848. Alors, « le neuvième des prévenus indiquèrent Paris comme lieu de naissance. Toutefois parmi les insurgés proprement dits, il y a une proportion un peu plus grande de Parisiens, le septième environ » (7). La comparaison serait assez difficile avec une population normale : un recensement de population fait en effet entrer en compte les jeunes enfants, nés pour la plupart sur place (en 1866, 36% des habitants de Paris sont nés dans la Seine). Il semble cependant que ce soit la proportion à peu près normale pour une population d’adultes (8). Ainsi, la population insurgée serait-elle ici encore un assez bon reflet de la population de la capitale. Le rapport Appert indique également l’origine par département de naissance des 36.309 individus arrêtés. Le document est d’importance, moins cette fois pour l’histoire de l’insurrection elle-même que pour celle du recrutement provincial de la population parisienne au XIX* siècle. On sait combien sont pauvres ou fragmentaires nos renseignements en ce domaine. Ce n’est qu’à partir de 1891 que les recensements comportent l’indication de l’origine départementale des habitants de la capitale, et, pour tout le XIXe siècle, nous ne disposions jusqu’à présent que d’une évaluation très imparfaite, d’après l’origine des Parisiens décédés en 1833 (9). Certes, il faudrait tenir pour admis que ce lot de 40.000 insurgés est bien représentatif de l’ensemble de la population parisienne ; du moins l’est-il probablement de la population ouvrière, qui forme la très grande majorité de la population de la capitale. Et par ailleurs les résultats que nous obtenons présentent un très grand degré de vraisemblance : la carte que nous pouvons dresser pour 1871 décrit une situation très exactement intermédiaire entre celles de 1833 et de 1891. La population parisienne se recrute encore en 1871 essentiellement dans le quart nord-est de la France : situation analogue au fond à celle qu’on observe en 1833, à ceci près que la zone de recrutement s’est sensiblement étendue. Mais on observe déjà deux pointes très nettes, Tune vers le Massif central (le département de la Creuse étant particulièrement bien représenté — il vient au second rang, immédiatement après la Seine-et-Oise — évidemment par ses fameux maçons), l’autre vers l’ouest normand et breton. Ces deux pointes qui n’existent qu’à peine en 1833 se sont au contraire très nettement accusées sur la carte de 1891. Composition socio-professionnelle L’essentiel de notre intérêt doit se porter, bien entendu, sur la composition socio-professionnelle de la population insurgée. Le rapport Appert nous donne la profession des 36.309 arrêtés, puis les regroupe sous diverses rubriques, ouvriers en bois, pierre, cuir métal... Rubriques vagues, et qui ne sont pas celles auxquelles nous sommes aujourd’hui habitués. Nous leur en substituons d’autres, plus rigoureuses. Précisons que nous écartons les femmes, trop peu nombreuses, et aussi quelques militaires arrêtés pour fait d’insurrection : d’où le total légèrement réduit de 34.722. Un individu arrêté n’étant tout de même pas nécessairement coupable, et pour être assurés de tenir également les « vrais » insurgés, nous indiquons parallèlement les professions des déportés de 1874, connues d’après la source précédemment citée. Et pour comparaison, celles des Parisiens qui ont été transportés à après l’insurrection de Juin 1848, d’après une liste conservée aux Archives historiques de la Guerre (10). Nous ne connaissons que la profession : dans le cas de la plupart des métiers industriels, il serait indispensable de savoir si l’on a affaire à un patron ou un ouvrier. Une fréquentation déjà longue des dossiers des conseils de guerre nous convainc que, dans la presque totalité des cas, il s’agit d’un salarié : nous partirons donc de cette hypothèse. Tableau corrigé en 2011
La seule comparaison réellement utile est celle qu’on peut faire avec l’insurrection de juin 1848. En attendant la publication des travaux de R. Gossez sur ce sujet, rappelons quelques-unes des indications qu’il donne dans son article déjà cité : « L’insurrection fut le fait des éléments ouvriers les plus intéressants... La fabrique de Paris versa dans l’insurrection ses ouvriers des métiers d’art... Les ouvriers de la construction mécanique... formèrent l’avant-garde de l’insurrection... Les travailleurs du bâtiment, montrant tout leur esprit de corps, formèrent la masse des insurgés... » Le tableau que nous présentons appelle en somme à peu près les mêmes remarques. Importance massive des ouvriers du bâtiment, parmi lesquels il faudrait ranger d’ailleurs aussi bon nombre d’individus classés dans la catégorie des journaliers. Force également de la représentation des ouvriers du métal. Et les métiers de la « fabrique de Paris » (travail d’art, livre...) forment encore une part appréciable du personnel insurgé, aussi bien que la traditionnelle chaussure. Une différence tout de même semble assez sensible entre le recrutement de l’insurrection de 1848 et celui de l’insurrection de 1871 : en 1871, les employés jouent un rôle non négligeable dans l’insurrection (et nous verrons plus loin qu’ils en ont été souvent les cadres), alors que selon R. Gossez, ils étaient en juin 1848 dans les rangs de l’ordre. Population insurgée et population normaleMais, avant tout, il faudrait pouvoir comparer notre population insurgée de 1871 à une population normale vers les mêmes dates. Etant donné l’hétérogénéité des statistiques à confronter, c’est chose difficile. L’idéal serait d’aligner les chiffres de 1871 sur ceux du recensement de 1866, un des meilleurs et un des plus précis du siècle. Mais les rubriques ne concordent pas toujours, malgré nos efforts pour les accorder ; de surcroît le recensement ignore l’importante, mais vague catégorie des journaliers, qu’il semble ventiler, autant qu’on en puisse juger, entre le bâtiment, les métaux et les employés. Nous avons cependant tenté une comparaison. Dans le tableau qui suit nous n’avons retenu (ceci explique de légères différences dans les indices avec le tableau précédent) que la population « industrielle et commerciale », écartant les catégories sous représentées dans l’insurrection, — cela ne demande guère d’explication — des professions libérales, rentiers, négociants. Pour que les rapports soient plus parlants, nous ne considérons en somme que la fraction de la population qui est « capable » d’insurrection, non la population totale. En outre, quelques rubriques, bois et bâtiment notamment (11), ont dû être légèrement modifiées pour les nécessités de l’ajustement. Pour le recensement de 1866, nous donnons deux séries de chiffres ou d’indices, dans le cas où serait jugée contestable l’hypothèse que nous avons précédemment faite, que le communard serait presque toujours un salarié ; les premiers sont établis en ne tenant compte que des salariés, les seconds en comprenant les patrons dans le total. Au pire, la vérité se situerait dans l’entre-deux. Nous utilisons encore un autre terme de référence : la composition professionnelle du lot des Parisiens décédés en 1881-1882-1883 (moyenne des trois années). C’est un sondage comme un autre dans la population normale, dont les rubriques professionnelles ont l’avantage de se rapprocher de très près des nôtres (12).
Un rapide examen de ce tableau vérifie et prolonge les observations que nous avions faites plus haut. Les métiers d’art ou traditionnels occupent en somme dans l’insurrection une place proportionnée à leur importance normale. En revanche métaux et bâtiment sont véritablement surreprésentés, surtout si l’on tient compte du fait qu’en 1866 ces rubriques comprennent aussi un certain nombre de journaliers, Quant aux employés, leur place est évidemment inférieure à la normale, mais elle n’est pas négligeable, compte tenu également du même fait que la rubrique de 1866 doit être grossie de journaliers.
Les plus coupablesDans quelles professions a-t-on été jugé, condamné le plus sévèrement ? Ce pourrait être le signe, de la part de leurs membres, d’une participation plus active à l’insurrection. Ici encore, le rapport Appert fournit des indications dont plusieurs apparaissent assez concluantes. Nous utilisons cette fois — infligeant une fois de plus au lecteur une variation de sens des rubriques — les catégories employés par le rapport Appert lui-même, d’approximation plus grossière, mais ici suffisante.
ll apparaît tout de suite qu’on est le plus sévèrement frappé chez les employés et dans la chaussure.Il semble en effet évident que les employés ont joué un rôle de cadres dans l’insurrection ; quant aux cordonniers, nul historien du XIXe siècle n’ignore leur rôle de militants et de révolutionnaires éminents. Autre forme d’approche du problème : le rapport Appert nous donne la composition professionnelle du corps des officiers et sous-officiers de la garde nationale insurgée, qu’on peut exprimer de deux façons : 1) Sur 100 officiers et sous-officiers de la garde sont
2) Sur 100 sont officiers ou sous-officiers
Les cadres militaires de l’insurrection se recrutent surtout dans les professions les plus évoluées, employés, livre, petits commerçants. On remarquera tout de même la place importante — en rapport absolu — qu’occupent les ouvriers du fer, (tandis que celle des ouvriers de la chaussure n’a décidément rien de remarquable). Dernier fait très net : il apparaît bien que les ouvriers en pierre (du bâtiment), n’ont été dans l’insurrection, comme nous le suggérions plus haut, que les troupes, la masse. Classe laborieuse, classe dangereuse, classe insurgéeCes résultats semblent le maximum qu’on puisse tirer de nos médiocres chiffres, et nous n’entrerons pas dans le détail — trop peu sûr — d’une comparaison entre arrêtés et déportés. On notera cependant, d’après notre tableau de la page 38, que la catégorie des journaliers, elle aussi, a été frappée plus sévèrement que les autres (18,1% des déportés, contre 14,9% des arrêtés), les journaliers, catégorie vague, mais qui représente une main-d’œuvre instable, misérable, dans une large mesure mal intégrée au travail régulier, comme aussi à la population normale de la capitale. Nous abordons ici un problème délicat qui se pose pour toutes les insurrections parisiennes du XIXe siècle. Quelle part y tinrent les « misérables », ou les classes « dangereuses », pour reprendre ce terme de la première moitié du XIXe siècle, récemment remis à la mode par les travaux de L. Chevalier (13). ? Misère — qui s’apparente souvent au crime — ou conscience de classe ? Pour les honnêtes gens de 1871, pour les auteurs qui parlent au nom de l’ordre, là question ne se pose même pas : l’insurrection, c’est absolument le crime. La Commune, « un accès d’envie furieuse et d’épilepsie sociale », dit Maxime du Camp : Ce n’étaient que des malfaiteurs, qui ont invoqué des prétextes parce qu’ils n’avaient point de bonnes raisons à donner ; les assassins ont dit qu’ils frappaient les ennemis du peuple, et ils ont tué les plus honnêtes gens du pays ; les voleurs ont dit qu’ils reprenaient le bien de la nation, et ils ont pillé les caisses publiques, démeublé les hôtels particuliers, dévalisé les caisses municipales ; les incendiaires ont dit qu’ils élevaient des obstacles contre l’armée monarchique, et ils ont mis le feu partout ; seuls les ivrognes ont été de bonne foi : ils ont dit qu’ils avaient soif, et ils ont défoncé les tonneaux. Les uns et les autres ont obéi aux impulsions de leur perversité ; mais la question politique était le dernier de leurs soucis (14). L’excès est évident, mais on ne peut éviter de soulever ce problème. Pour l’insurrection de juin 1848, Rémi Gossez le soulignait fortement : Dernière catégorie d’insurgés : une masse très hétérogène d’individus qui relèvent plus du chômage que du travail, des classes dangereuses que de la classe ouvrière... Il ne manquait pas du côté de l’insurrection de déclassés de toute espèce : vagabonds, portefaix, joueurs d’orgue, chiffonniers, rémouleurs, rétameurs, commissionnaires, et tous ceux qui vivaient des mille petits métiers des rues de Paris, et aussi toute cette masse confuse, flottante, qu’on appelait « la bohème ». Si l’on n’y trouvait guère de forçats, contrairement à la légende, les repris de justice y étaient nombreux, délinquants mineurs d’ailleurs, poursuivis pour vagabondage ou « batterie », encore qu’il s’agisse généralement de condamnations déjà anciennes... En est-il de même en 1871 ? Les repris de justice sont incontestablement nombreux : 21% des arrêtés, 28,9% des condamnés. Pour quels crimes préalables ?
Toute comparaison avec une population « normale » est ici évidemment exclue ; les recensements de population ne font pas mention du passé judiciaire. Mais, compte tenu de cette proportion probablement forte de repris de justice (et surtout pour vol, beaucoup plus que pour crimes supposés politiques contre Tordre public), quelques remarques s’imposent. On arrête, on condamne plus volontiers et plus durement — c’est naturel — ceux qui ont déjà un casier judiciaire. Mais aussi et plus généralement ceux qui paraissent moins bien intégrés à un certain ordre social : les célibataires plus que les mariés ; les illettrés plus que ceux qui ont reçu « une bonne éducation » ; les enfants naturels plus volontiers que les légitimes, et ceux qui vivent en concubinage plus que ceux qui vivent en mariage régulier. Qu’une statistique judiciaire comporte ces deux dernières rubriques, et surtout y insiste dans ses commentaires, est déjà un signe. Sans doute, au XIXe siècle, nous dit L. Chevalier, ces catégories semblent-elles plus facilement « portées au crime ». Mais où finit exactement le préjugé, et ou commence la réalité ?
Il nous a paru possible de cerner d’un peu plus près le problème. Nous tenterons de comparer : la composition professionnelle de la population indigente de Paris (moyenne des années 1866 et 1869), supposée représenter les « misérables » (16) ; celle des individus arrêtés en 1869, supposés représenter les « classes dangereuses » (17) ; et celle déjà définie de notre population insurgée. Les indices sont exprimés pour mille individus de chaque série.
Si ce tableau est valable, la misère ne va pas forcément de pair avec le crime, ni le crime avec l’insurrection, et si Ton y regarde de près, bien au contraire. La misère des journaliers paraît grande, et leurs méfaits aussi ; mais en fin de compte ils sont proportionnellement beaucoup moins nombreux dans les rangs des insurgés (compte tenu encore du poids certain d’un possible casier judiciaire). On n’est ni très malheureux, semble-t-il, ni très criminel, dans le métal — une profession en effet des mieux rémunérées et des plus stables à Paris —, cependant on s’y insurge activement. Entre deux, le bâtiment occuperait une place intermédiaire : on s’y insurge tout de même beaucoup plus qu’on n’y est misérable ou criminel. Quant aux vieux métiers, la situation y est des plus variable. Dans quelques-uns (bois, textile, chaussure, cuir), l’indigence semble assez répandue, dans d’autres elle est faible (arts, livre) ; paradoxalement le « crime » serait peut-être plus fréquent dans les seconds ; quant au penchant à l’insurrection, il semble en fin de compte assez divers. On ne saurait de tout ceci tirer de certitude vraiment exacte. Le communardQu’apportent ces chiffres, maladroitement et péniblement élaborés à partir d’une source imparfaite ? Pas encore assurément un portrait du Communard, mais quelques éléments de ce portrait. Le Communard semble d’abord un Parisien moyen. Par l’âge moyen, les professions, et probablement aussi l’origine moyenne, la population insurgée est, dans une très grande mesure, le reflet, ou une image très proche, de la population normale — la partie de celle-ci, s’entend, que nous avons dite « capable » d’insurrection. En ce sens, il est vrai qu’à Paris « tout le monde était coupable ». Le Communard est avant tout un ouvrier, et la Commune une insurrection principalement ouvrière. Cependant, aux côtés des ouvriers, on doit noter la place importante — notamment dans les cadres de l’insurrection — que tiennent les employés, et, dans une moindre mesure, les boutiquiers. La misère du siège, qui a provoqué une paupérisation générale, les menaces qui sont faites à la République par l’assemblée des ruraux monarchistes suffisent à expliquer cette unanimité dans la révolte. Employés, boutiquiers, aussi quelques patrons, des éléments qu’on a coutume d’appeler petits-bourgeois ; sans aucun doute à tort : petit-bourgeois s’opposerait à prolétaire, mais, en 1871, ni l’un ni l’autre ne sont encore vraiment dégagés de la notion de « peuple ». Insurrection de quelle classe ouvrière, ou, dans le langage du temps, de quelles classes ouvrières ? Il ne s’agit pas exactement, ou il ne s’agit plus — si tant est qu’une telle notion ait jamais eu réalité et sens ailleurs que dans l’esprit d’une bourgeoisie apeurée — des « classes dangereuses ». Ainsi qu’en toute révolte, les éléments les moins bien intégrés à la société, à un certain ordre social — professionnellement par exemple, les journaliers, socialement les jeunes, les célibataires, et, si l’on veut, les illettrés et les enfants naturels — sont les premiers à se soulever, tout comme ils sont les victimes les plus naturellement désignées à une répression systématique. Mais la Commune est aussi, est sans doute davantage, étant donné le rôle conducteur de celle-ci, l’insurrection d’une élite ouvrière, des ouvriers des travaux d’art, des articles de Paris, du livre, de la métallurgie... Insurrection ouvrière de type ancien ou de type nouveau, d’une vieille, ou d’une neuve classe ouvrière ? On dit volontiers que la Commune est la première révolution du XXe siècle, mais qu’elle mêle encore confusément l’action et les aspirations de l’artisan d’autrefois à celles du prolétaire d’aujourd’hui. Nous avons opposé nous-même ici métiers anciens et métiers nouveaux, montré que, de 1848 ou 1851 à 1871, le temps avait passé et que les structures de la classe ouvrière parisienne s’étaient sensiblement modifiées, modernisées. Il ne faudrait pas trop s’avancer en ce sens. Métiers nouveaux, mais probablement pas encore métiers de prolétaires. Le bâtiment — si fortement représenté dans la masse insurgée — est tout de même lui aussi un métier des plus traditionnels, aux structures anciennes. Et il n’existe guère encore à Paris de grande industrie au sens moderne du mot ; même cette métallurgie parisienne, dont nous avons dit le rôle en 1871, est encore principalement petite ou moyenne, métier de travailleurs qualifiés, très proche encore des métiers de type ancien. Nous reviendrons ailleurs sur ce point, que les sources ici utilisées ne permettent pas de traiter, comme sur cette autre question, exactement parallèle : insurrection ouvrière, la Commune était-elle aussi une insurrection socialiste ? Notes (1) La situation industrielle et commerciale de Paris en octobre 1871. Rapport de l’enquête faite par une fraction du Conseil municipal, Paris, 1871. (2) Recensement effectué en décembre 1870, en vue du rationnement pendant le siège.
(3) Tout ce que l’on peut observer est que, de 1866 à 1872, la population civile parisienne n’a pratiquement pas augmenté : 1.818.710 personnes en 1872 contre 1.799.980 en 1866, et que les chiffres de 1872 sont en diminution d’un peu plus d’une centaine de milliers sur ceux de décembre 1870.
(4) Rapport Appert, p. 212. (5) Parmi les 36.309 individus sur lesquels la justice possède des renseignements, nous ne retenons que les hommes.
(6) Notice sur la déportation à la Nouvelle-Calédonie, publiée par les soins de M. le contre-amiral marquis de Montaignac, Ministre de la Marine et des Colonies, Paris. Impr. nat., 1874.
7) Rémi Gossez, « Diversité des antagonismes sociaux au XIX° siècle », Revue économique, mai 1956, n° 3, p. 448.
8) C’est à peu de choses près les proportions que l’on observe pour la population indigente de la capitale. La meilleure référence serait ici la population électorale. Nous n’avons pas encore terminé le dépouillement des listes électorales des 80 quartiers de Paris en 1871. Par comparaison avec les quartiers ouvriers de l’Est de Paris, les proportions de Parisiens pourraient sembler faibles : on compte à Belleville 34,9% d’électeurs nés dans le département de la Seine, à Saint-Fargeau 34,7%, à Combat 26,9%. Mais ce sont là des chiffres extrêmes. Dans les quartiers ouvriers du Sud (XIIIe à XVe) arrondissements), elles sont infiniment plus faibles, entre 10 et 20%. Entre ces deux extrêmes, 25% forment à peu près une moyenne.
(9) Cf. sur ce problème : Louis Chevalier, La Formation de la population parisienne au XIXe siècle, INED, Travaux et Documents, cahier n° 10, PUF, 1950.
(10) Registre sans cote, donnant la liste des individus transportés.
11) Entre ces deux catégories, menuisiers et charpentiers font fâcheusement, selon les cas, un va-et-vient constant. (12) D’après l’Annuaire statistique de la Ville de Paris. Années 1882, 1883, 1884. Il n’existe pas de recensement par profession des décédés pour les années précédentes. (13) Louis Chevalier, Classes Laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle. Paris, 1958.
(14) M. Du Camp, Les Convulsions de Paris. I, « Les prisons pendant la Commune », préface, p. XII.
(15) En réalité, d’après notre dépouillement des dossiers des conseils de guerre, le concubinage ouvrier est beaucoup plus important, de l’ordre de 20% ; beaucoup de mariés se trouvent avoir rompu les liens légaux, pour former un nouveau ménage. Cela d’ailleurs n’est nullement la preuve d’une immoralité particulière ; la plupart de ces nouveaux ménages se révèlent parfaitement stables. (16) D’après les recensements triennaux de la population indigente. (17) Compte général de l’administration de la justice criminelle, Paris, un volume par année.
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