Sur la citoyenneté pomulaire en 1871Autour de quelques livres étrangers. Réflexions sur la citoyenneté populaire en 1871 Intervention au colloque de Montbrison, 2003 La substance d'un événement historique n'est – heureusement – jamais épuisée tout entière par telle lecture qu'on a pu en proposer, et bien des points restent encore à éclaircir si nous voulons comprendre ce qui s'est passé à Paris en 1870/1871. Nous n'avons en France, me semble-t-il, que trop tendance à tourner toujours autour des mêmes problèmes et c'est souvent de l'extérieur, de l'étranger, ou des sciences sociales autres que l'histoire, sociologie, science politique, que vient un rajeunissement de nos problématiques. La meilleure mise au point récente sur la Commune est celle de R. Tombs en 1999, parce qu'il a su tenir et rendre compte de travaux américains dont j'avais pour ma part tardé à saisir l'importance, ceux entre autres du sociologue américain Roger V. Gould que j'évoquerai plus loin. Et ne peut-on manquer de remarquer que ce n'est qu'en 1997 que nous a été offert en traduction son livre La Guerre contre Paris qui date de 1981, ou que n'a jamais été traduite la thèse de 1975 de l'historienne Dale Lothrop Clifford, sur la Garde nationale en 1870-1871,seule encore actuellement sur cette organisation en 1871 fondamentale. [1] Je ne crois pas nécessaire de revenir sur l'importance majeure de La Guerre contre Paris que tous connaissent. [2] À tant nous attacher à l'histoire des vaincus, nous n'avions qu'oublié qu'elle ne saurait se faire sans l'histoire des vainqueurs. Il ne faut pas en réduire la lecture, comme on fait souvent, au problème de la répression et du nombre de ses victimes : il faut y voir aussi et surtout le regard neuf porté sur ce qu'a été la politique de Thiers et de Versailles. Je n'évoquerai ici que quelques-unes de mes propres interrogations, qui rejoignent celles qui nous viennent de cet « extérieur » que j'évoque. Je crois qu'il va de soi désormais que ce n'est pas seulement sur l'événement de 1871 qu'il faut s'interroger, mais sur l'unité de l'onde révolutionnaire d'abord parisienne qui va de 1789 à 1871. Il faut accepter et utiliser pour le XIXe siècle (1780-1880) la notion de « cycle de protestation » proposée par le sociologue américain Sidney Tarrow. [3] Elle a pour acteur « le peuple », ce fait social englobant, qu'on nous reproche de ne pas être capables de définir. C'est un terme qu'on accepte volontiers comme « représentation » (qui change et fluctue) ce qui a conduit à presque oublier d'en rechercher la réalité, alors que les travaux des sociologues nous invitent à nous questionner sur celle-ci. [4] Ce peuple se définit (s'auto définit) alors essentiellement par le travail : il comprend ce que nous nommons classe ou classes ouvrière(s), mais pas seulement elle(s). Et, chez les élites du moins de ce peuple travailleur, on voit à chaque insurrection ou révolution s'affirmer la revendication, peut-être utopique, d'une « autre politique », depuis la démocratie « directe » des sans-culottes, jusqu'à la république qu'on dit à partir de 1848 « démocratique et sociale ». [5] La Commune révèle des aspirations parisiennes, surtout mais pas seulement populaires, à cette autre politique, où, l'en bas exige de l'en haut bien plus de « transparence », un contrôle réel, le pouvoir de s'auto administrer, s'auto gouverner. … Il s'agit de l'exercice de la vraie souveraineté du peuple, d'un peuple qui n'est « introuvable » que dans le cadre d'une histoire « conceptuelle » de la démocratie représentative [6] telle que la propose P. Rosanvallon. Rosanvallon a bien posé le problème dans La Démocratie inachevée, mais, étrangement, fait une impasse totale sur la Commune. La question est posée dès 1789, sans cesse reposée, à chaque fois enrichie, colorée d'un jour nouveau. C'est ce qui est sans doute l'un des constituants de la grande onde révolutionnaire populaire 1780/1880. Ce n'est pas tout réduire au politique ; il s'agit tout au contraire de lier intimement social et politique, pour comprendre ce qu'a été au XIXe siècle la citoyenneté populaire. D'où la préoccupation, de ce fait, de tenter de bien comprendre le sens de la Déclaration au Peuple français du 19 avril, qui m'avait paru d'abord plutôt maladroitement amalgamer jacobinisme et fédéralisme en un projet que je trouvais au premier abord bâtard : j'avais usé autrefois du terme de « compromis oblique ». En réalité il fallait remonter à la Constitution de l'an I, bréviaire des républicains du premier XIXe siècle, dépasser la vision inexacte qu'on s'est faite d'un jacobinisme trop facilement supposé centralisateur, opposé à un fédéralisme supposé girondin : antienne favorite de trop de vulgarisateurs. [7] Il restait à savoir comment le problème d'une organisation neuve du gouvernement et de l'état républicains avait été avait été posé et transmis au cours du premier XIXe siècle. Les textes de 1850 de Delescluze justement, décentralisateurs, dans Le Proscrit et La Voix du Proscrit étaient déjà une étape sur ce chemin. Plus largement, la question d'une autre politique était déjà posée dans les élites ouvrières dès 1850/1851. Pauline Roland le notait en 1851 : « La question du gouvernement direct […] fait des progrès dans les ateliers. Cette question m'occupe personnellement au plus haut point, et je ne suis contente ni de Rittinghausen, ni de Considérant, ni de Louis Blanc, bien moins encore de Ledru-Rollin, Girardin […] qui n'y voient qu'une réclame électorale. Je mets à part les travaux de la Feuille du peuple et par conséquent la brochure de Renouvier publiée [...]sous le titre gouvernement direct, organisation communale et centrale de la république. Lisez cela et faites la lire à nos amis. Ce n'est pas parmi les bourgeois qu'il importe le plus de répandre la vérité, mais parmi nous autres prolétaires, en qui réside la force. » [8] On est donc aussitôt renvoyé aux débats des années 1850-1851 sur le gouvernement direct, avec la publication du texte de Rittinghausen, La Législation directe par le Peuple, parue à partir de septembre 1850 dans La Démocratie pacifique, et de celui de Considerant, La Solution, ou le Gouvernement direct du Peuple, publié en décembre 1850 et février 1851 par la Librairie phalanstérienne et dans Le Populaire. Une boucle est d'une certaine manière bouclée, puisqu'on retrouve en 1871 Considerant publiant le 20 avril 1871 La Paix en 24 heures, dictée par Paris à Versailles, adresse aux Parisiens, qui reprend des thèmes identiques. [9] Et on se trouve surtout conduit à réévaluer l'importance de la publication en 1851 par Renouvier, Fauvety, Joseph Benoît et plusieurs autres, de Gouvernement direct. Organisation communale et centrale de la République. Le problème était dans l'air, puisque, en 1999, Raymond Huard préfaçait une réédition du livre. [10] Mais il faut remonter plus tôt encore, aux textes publiés ou inspirés par Constantin Pecqueur à la fin de 1849 et au début de 1850 dans Le Salut du Peuple : On retrouve dans Le Défenseur du Peuple de 1848 un texte en ce sens qui, sous un pseudonyme, a toute chance d'être de Pecqueur lui-même. Tout cela vérifiait l'idée que j'avais avancée, dans un texte non publié de 1996, d'une continuité essentielle avec les interrogations sur ce thème des « communistes » des années 1840, Dezamy, Pecqueur encore, les ouvriers du petit journal La Fraternité, dont le bronzier Mallarmet qu'on retrouve en 1850 comme gérant du Salut du Peuple de Pecqueur, et, par eux, à la tradition révolutionnaire transmise notamment par Buonarroti. Il y a une étude approfondie à faire de cette continuité du travail de réflexion sur la nature et le rôle de l'État ou du gouvernement, qui n'a rien à voir avec une démocratie aujourd'hui dite « de proximité » ou des projets de « décentralisation » avec laquelle on l'assimile trop facilement. [11] Ainsi que sur la question de la nature de la citoyenneté populaire que suppose cette démocratie qu'on appelle, faute de mieux, assez mal « directe », ou immédiate. Quel est l'apport en ce domaine des travaux « extérieurs » récents, où tout bien sûr n'est pas toujours bon à prendre ? Sur le problème général de la citoyenneté en ces années cruciales, j'ai été déçu par le livre de Bertrand Taithe, Citizenship and Wars France in turmoil 1870-1871. [12] L'auteur évoque la nécessité de s'intéresser moins à l'apprentissage de la citoyenneté, qu'à sa « révélation » dans l'événement. On n'y apprend rien de réellement neuf, et la citoyenneté reste à définir. Plus proche de mes préoccupations, le livre de Martin P. Johnson, The Paradise of Association ; Political Culture and Popular Organization in the Paris Commune of 1871. On s'étonne un peu que l'auteur laisse entendre qu'aucun historien ne s'était encore penché sur le problème. Il a largement précédé par la thèse de R. D. Wolfe, The Origins of the Commune : The Popular Organizations of 1868-71 [13], elle encore jamais traduite, que nous connaissons fragmentairement par sa remarquable étude du Club de la Révolution de Montmartre, parue en 1968 dans Past and Present. [14] Je n'aurais pas pour ma part utilisé le terme d'« association », qu'il faut réserver au XIXe siècle à l'association ouvrière, ou plus généralement aux problèmes de l'association comme organisation d'ensemble du corps politique. On nous vante les acquis d'une « new cultural history » : « Clubists did not constitute a social class, but rather a culturally and politically defined revolutionary community. » S'il est exact de dire qu'alors ceux de l'« en bas » ont cherché à fortement contrôler les actes de leurs gouvernants, on ne trouve, sur la « culture » citoyenne populaire qui se développerait dans les clubs de 1871 ou les réunions populaires de 1869 que des développements sur l'anticléricalisme, le problème des loyers, le rôle des femmes : … autant de choses bien connues déjà. Et si l'auteur insiste par exemple sur le rôle de la violence populaire, celle-ci est seulement décrite, non analysée, alors qu'est très, trop à la mode le thème de la « brutalisation » (un mot bien malsonnant) de la vie politique en 1870-1871. Johnson d'ailleurs en revient à certaines conclusions déjà formulées en 1960 par Dautry et Scheler dans leur ouvrage sur le Comité central des Vingt arrondissements, auquel j'avais ajouté quelques compléments dans le Mouvement social, sur la formation d'un « parti socialiste révolutionnaire » pendant le Siège. J'en avais pour ma part traité dans Paris libre. [15] Parti, croit devoir souligner l'auteur, qu'il ne faudrait pas entendre au sens du « modèle » marxiste et léniniste – c'est une obsession chez les historiens américains - et nous n'étions pas sans nous en douter. J'ai pu faire autrefois des objections au livre de Dautry et Scheler, mais ils faisaient bien la distinction entre « parti » au sens du XXe siècle et parti par exemple au sens italien large de « la parte ». Il s'agit, dit- Johnson d'« un parti centré sur le voisinage et non sur l'atelier » : les deux termes sont cependant à retenir. Là où je suis en complet désaccord, c'est sur la conclusion à laquelle parvient l'auteur que ce serait ce parti qui aurait « fait » le 18 mars puis la Commune. Les groupes révolutionnaires « classiques », blanquistes, internationaux, républicains radicaux, constitués pendant le siège en comités locaux de vigilance, puis le « parti » qu'ils ont cherché à constituer, étaient en perte de vitesse depuis l'échec de l'insurrection du 31 octobre, et leur proclamation d'une Commune le 2 janvier n'était qu'un geste qui n'a pas eu de portée. [16] C'est la Garde nationale fédérée qui tient désormais le premier rôle, et c'est à elle qu'on doit l'inattendu 18 mars. Je vais y revenir. J'ai été en revanche vivement intéressé par la problématique de Roger V. Gould, Insurgent identities, Class, Community and Protest in Paris from 1848 to the Commune. [17] Il est dommage que nous ne puissions entamer un dialogue avec ce chercheur, disparu à 39 ans en avril 2002. Robert Tombs a déjà fait la critique de ce livre ; j'abonde en son sens que je voudrais seulement prolonger. [18] Tombs fait observer très justement qu'à la question : qui a fait la Commune, nous avions cru suffisamment répondre en examinant les professions, les situations de travail des insurgés. La réponse, banale et attendue, insurrection du peuple travailleur, ne saurait être que partielle. Pourquoi l'engagement de ceux-ci en particulier et non de ceux-là, de même statut social ou de travail ; pourquoi ici, dans tel arrondissement, tel quartier, telle rue, et non ailleurs ? [19] J'ajoute : pourquoi cette révolte urbaine autant que populaire ou ouvrière. R. Gould propose ses réponses. Je ne les crois pas bonnes, mais son questionnement me semble de grand intérêt. On passera sur ses critiques naïves faites à un marxisme sommairement présenté, et à une conception bien simpliste qui règnerait chez les historiens français des concepts de classe, lutte des classes, conscience de classe… : nous avons sur ce point avancé plus qu'il ne le croit. R. V. Gould propose une approche neuve, combinant 1) L'apport aujourd'hui essentiel de la réflexion sociologique anglo-saxonne, sur la politique de la « protestation », de contestation populaires : « social protest », « social movements », « contentious politics », « protest event analysis »[20], qui s'est considérablement affinée depuis les travaux de Charles Tilly. Cet apport a été utilisé par les historiens et les sciences politistes du XXe siècle, bien peu encore par les historiens français d'un XIXe siècle pourtant tout particulièrement « insurrectionnel ». Gould s'interroge sur ce qu'il appelle les « identités de participation » collectives et leur construction, et sur la manière dont s'est faite la « mobilisation du consensus populaire » dans l'insurrection. 2) La technique neuve de l'analyse des réseaux, des liens sociaux. Philip Nord l'a en somme utilisée dans Le moment républicain pour expliquer le progrès de la démocratie républicaine dans les années 1860-1880. Elle est relativement aisée quand il s'agit des « élites » qu'il étudie : avocats, médecins, commerçants, artistes, juifs, protestants libéraux, francs-maçons, étudiants du Quartier latin ... [21] Elle l'est bien moins quand on s'intéresse à un peuple qu'il n'est pas, faute de documents, facile de connaître. 3) Le tout enfin dans une perspective comparative, en confrontant 1871 et juin 1848. Parmi tous les liens sociaux, faibles ou forts, on est conduit à en privilégier deux : les liens spatiaux de voisinage (neighborhood), de quartier au sens large, et les liens de travail, professionnels. Liens de voisinage, plus largement solidarités locales : la notion est apparemment simple et efficace, mais un peu trop mécanique. Nous ne l'avons utilisée en France qu'assez superficiellement, nous contentant volontiers de l'observation de la proximité géographique, repérée par l'adresse, ou de développements qui relèvent du poncif sur le cabaret, « église de l'ouvrier ». Il faut aller plus en profondeur, en utilisant la notion anglo-saxonne de « community ». Le terme est mal traduisible en français, notamment par communauté. Un assez bon équivalent en serait, je pense, notre « sociabilité », mais prise au sens fort du mot que lui avait donné Maurice Agulhon dans ses premiers travaux, avant qu'il ne soit tellement banalisé qu'il en a perdu l'essentiel de sa portée. Qu'est-ce qui « fait » communauté, qui crée la« community » ? R. Gould part des transformations haussmanniennes de Paris, cultivant quelque peu le paradoxe. Il y a eu alors rejet de tout un « peuple » ouvrier en périphérie et c'est cette périphérie qui pour l'essentiel a fait le 18 mars et la Commune. Il croit devoir le montrer à partir de des calculs statistiques, apparemment sophistiqués, mais médiocres. Je ne m'attarde pas sur ce point technique car on peut bien admettre que l'observation est, au moins dans une première approche, vraie. J'avais moi-même cru pouvoir parler de « reconquête de la ville par la ville » (extérieure). Son argumentation, intéressante et provocante, est qu'en périphérie parisienne, les liens fondés sur le travail sont faibles, ou se sont relâchés sous l'Empire, mais que la « community » n'y est pas pour autant inexistante. Ce n'est pas, une zone de travailleurs déracinés, rejetés en marge de la Cité. L'exil en banlieue n'a pas entraîné une déstructuration sociale, mais structuration d'un autre ordre. Prenant le pas sur des relations de travail ou de métier qui dominent dans le vieux Paris central, d'autres liens se sont formés : essentiellement des solidarités locales de voisinage ou de quartier. L'argumentation s'appuie sur une analyse des mariages ouvriers qui ferait apparaître notamment deux choses : = Une forte cohésion sociale en périphérie.Ainsi, dans les XIXe et XXe, 85% des couples mariés habitent le même arrondissement, pour 65% seulement dans le Paris central. Les témoins habitant le même arrondissement sont en périphérie en nombre double de ce qu'ils sont dans le centre IIIe et Xe arrondissements). [22] Même observation pour ceux qui vivent à moins de 100 mètres du domicile du marié ou de la mariée. [23] = On n'a pas affaire pour autant à des ghettos. Gould constate l'existence dans cette périphérie de solidarités non seulement locales mais « interclasse ». Dans tous les mariages ouvriers interviennent des témoins appartenant à la « middle class » (patrons, boutiquiers, propriétaires rentiers, membres des professions libérales). Dans la périphérie, cette middle class est nettement sur représentée : trois-quarts des mariages ouvriers ont au moins un témoin extérieur à leur « classe », alors que dans ces quartiers les classes dites « aisées » ne sont que 20%. [24] Dans le centre, c'est 43% seulement des témoins, quand les « aisés » forment à peu près la moitié de la population. En termes relatifs, la fréquence de témoins non ouvriers est plus grande dans la périphérie que dans le centre, la cohésion sociale « interclasse » y est paradoxalement la plus grande. C'est en périphérie que se serait dès lors le mieux affirmée une « citoyenneté urbaine » qui n'est pas seulement ouvrière. Inversement, dans les arrondissements centraux, ce sont les témoins appartenant au même métier que le marié ouvrier ou la mariée qui sont le plus nombreux, témoignant d'une cohésion professionnelle plus forte. [25] L'étude ne se limite pas à l'événement de 1871. Elle s'appuie sur une analyse attentive des transformations économiques et sociales des classes ou couches populaires sous l'Empire. Cela nous vaut deux chapitres forts, quoique discutables, l'un sur le mouvement ouvrier parisien des années soixante, dont l'étude n'a jamais encore été menée à fond, le second sur les réunions publiques des dernières années de l'Empire. Les « craft identities », solidarités professionnelles, de métier, de travail, qui, souligne Gould, avaient été déterminantes en juin 1848, subsistent certes sous l'Empire, mais elles ne restent fortes désormais que dans le vieux centre où se sont implantés encore majoritairement certains métiers : industrie des fleurs artificielles dans le IIIe arrondissement, joailliers et bijoutiers dans les IIIe et IVe, marbriers qui travaillent en petits ateliers dans le XIe, et surtout bronziers dans le IIIe. Gould souligne l'importance de la grande grève victorieuse de 1867 de ces derniers, et la puissance de leur société de secours mutuel et de résistance. Chez eux a joué une forte solidarité de métier, avec pour auxiliaire la proximité, qui ne fait que renforcer la précédente. Pour les aider dans leur grève, les bronziers ont pu faire appel à l'aide des autres « corporations », vieux mot qui subsiste. Et il oppose à leur grève réussie celle des tailleurs dispersés un peu partout dans Paris, qui échoue la même année. Au contraire une profession comme celle des maçons, autrefois concentrés à proximité de la place de Grève s'est, avec le développement de la construction maintenant, dispersée dans tous les arrondissements : un petit quart seulement vit encore dans les IVe et Ve arrondissements : ils ne peuvent avoir d'organisation professionnelle solide. Maçons, tailleurs ou autres, s'intègreraient de ce fait mieux à la vie générale de la cité Il y aurait en somme les ouvriers vieille manière du Paris central, et les ouvriers d'industries qui se dispersent dans toute la ville. Cette dispersion, le déclin du petit atelier, le développement du travail à domicile et du marchandage, de la confection dans le vêtement et la chaussure, entraînerait un affaiblissement des liens de métier, et en compensation le renforcement des solidarités locales. C'est dans le vieux Paris central seulement qu'interviennent encore fortement les liens professionnels, de métier, avec même des solidarités de métier à métier, de corporation à corporation, ce qui développe une « trade consciousness », une conscience de métier, mais non une réelle « class consciousness » : il n'existe pas alors à Paris un « more general class character » (terme dont je saisis assez mal le sens). C'est un tout autre « activisme » s'est développé en périphérie, celui des réunions publiques. Ces dernières se localisent pour l'essentiel dans les quartiers extérieurs de la ville et c'est là que s'est élaboré le programme d'une Commune municipale. L'étude rejoint ici aussi bien celle de Johnson que celle de Dalotel, Freiermuth et Faure, sur laquelle, Dalotel s'en souvient, j'avais émis des réserves. [26] Si nombre de « craft communities » subsistent dans le centre, il n'y en aurait aucune ou à peu près en périphérie où le « local » l'emporte. La sociabilité des faubourgs suburbains serait donc fondamentalement d'espace, et ces faubourgs se trouveraient de ce fait plus fortement attachés à la communauté citoyenne urbaine que ceux des quartiers du centre. Et les identités « spatiales » s'incarnent tout naturellement en 1870-1871dans la garde nationale, organisée par arrondissement, voire par quartier et par rues. Elle est, en circonstance émeutière, le premier lieu de « community », où on pratique sur le tas la démocratie immédiate, par l'élection des officiers, des conseils de famille, de délégués de compagnie à la Fédération de la Garde en février/mars, puis de cercles de bataillon et des conseils de légion. Ces solidarités encore simplement locales, génératrices d'une conscience, d'une citoyenneté urbaines vont s'étendre à une solidarité « aux dimensions de la ville » (« city-wide »),formant une « urban collective identity ». D'où des conclusions quelque peu brutales : Ce n'est pas, en 1871, une identité « de classe » qui se manifeste dans l'insurrection, alors que cela avait été le cas en juin 1848. 1871 n'était pas « à bien des égards » une question de travail, de droit au travail, ou de classe, mais bien d'autonomie municipale, de défense d'une « communauté » urbaine, d'une citoyenneté urbaine commune. [27] Ce qui paraît bien rejoindre l'observation de Charles Longuet, dans le Journal Officiel de la Commune du 30 mars 1871 : « Cette fois, l'antagonisme n'existait pas de classe à classe, il n'y avait pas d'autre sujet de lutte que la vieille guerre, toujours recommencée, bientôt finie sans doute, de la liberté contre l'autorité, du droit municipal et civique contre l'absorption et l'arbitraire gouvernementaux. » Et concorde aussi avec tous les appels du pied, les mains tendues à la « bourgeoisie travailleuse », « notre aînée », qui a donné l'exemple, commencé le mouvement de libération politique et sociale en 1789 Intéressante dans son projet, l'argumentation de Gould me semble trop systématique et surtout simpliste. Je passe sur les réunions publiques de la fin de l'Empire. Gould argue qu'en 1869, le nombre des réunions tenues en périphérie est en gros triple de celles qui se sont tenues dans le Paris central. Ce n'est que partiellement exact quant à la quantité de réunions ; ce l'est bien moins encore quant à leur fréquentation, si on en croit par exemple les cartes dressées par Alain Faure dans les Origines de la Commune. [28] Quant aux solidarités de métier, à l'absence de lutte ou de conscience « de classe », il est clair que nous ne nous entendons pas sur ce qu'il faut mettre sous ces termes. Pour Gould, la conscience que nous croyons de classe est réduite à une conscience de métier, corporative. Comme trop d'historiens anglo-saxons, il réduit l'analyse du mouvement ouvrier du premier XIXe siècle à ce que tous désignent comme un « activisme artisanal » (artisanal activism), « corporatif », débouchant essentiellement sur le secours mutuel et la coopération. [29] C'est reprendre l'idée développée par B. H. Moss d'un « socialisme des métiers »[30], socialisme de l'association, entendue en un sens étroit : association pour former des coopératives de production. Horizon beaucoup trop court auquel on ne peut réduire le mouvement ouvrier infiniment plus large de 1848/1849, qui revit et se développe dans les années 1860. Si l'on parle d'organisation « corporative », il y a un piège évident des mots « anciens », dans lequel tombent W. Sewell, lorsqu'il insiste sur la persistance du vieux vocabulaire corporatif dans le mouvement ouvrier et politique du XIXe siècle, et trop d'historiens anglo-saxons après lui. [31] Rémi Gossez avait suffisamment montré combien le mot avait radicalement changé de sens avec la corporation « démocratique » de 1848. [32] Pour ne prendre que l'exemple limite des vieux compagnonnages, c'est ne pas apercevoir leur déclin déjà ancien et leurs transformations, notamment dans le bâtiment et par exemple chez les charpentiers : le compagnonnage de ces derniers avait d'ailleurs depuis longtemps élu domicile non pas dans le centre, mais en périphérie, à La Petite Villette, rue de Flandre. L'organisation se transforme radicalement dans le corps de métier : on assiste dès 1848, puis de nouveau après 1860 à la constitution de multiples sociétés, souvent certes de travail coopératif, mais tout aussi bien et en même temps de secours et de résistance : en janvier 1870 s'est formée la « chambre syndicale des ouvriers charpentiers, société civile d'épargne et de crédit mutuel ». Aux maçons (qui n'ont jamais été compagnons), ou aux ouvriers du bâtiment en général, leurs solidarités de « pays » suffiraient. C'est ignorer l'existence dès 1867 de l'Union du bâtiment, vaste syndicat général, qui essaime ensuite en huit spécialités. Les mécaniciens n'auraient pas réussi à organiser une grande et forte chambre syndicale du fait de leur dispersion géographique : c'est faire vite litière de l'existence d'une chambre syndicale qui rassemble en 1869 à peu de chose près la moitié des 10.000 travailleurs de la profession. Gould ne rend pas compte du progrès que constitue structurellement, depuis 1848 et 1860, le développement des sociétés de crédit et de solidarité, de résistance, des chambres syndicales, puis la réunion en majorité de celles-ci en avril/décembre 1869 en une Chambre fédérale des sociétés ouvrières. Cette cohésion professionnelle élargie est bien plus qu'une « conscience artisanale de métier » : elle est déjà syndicale. Apparemment effacée, ou plutôt mise au second plan du fait de la guerre, elle était devenue trop forte pour ne pas avoir joué. Encore faudra-t-il le montrer, notamment dans l'étude de la construction et du fonctionnement de cet autre extraordinaire réseau de relations qu'est la Garde nationale de 1870 –1871. Près du quart des délégués à la Fédération de la Garde appartiennent au petit monde des cadres et membres – et nous ne les connaissons pas tous - des sociétés ouvrières ou de l'AIT. S'agissant de la citoyenneté urbaine parisienne, Gould utilise, des hypothèses avancées depuis les années 1960 par les sociologues, Henri Lefebvre, Manuel Castells et autres, intéressantes, mais qui manquent souvent de bases historiques suffisantes. [33] Ces bases - il est dommage qu'on l'oublie -, Jeanne Gaillard nous les avait apportées ou suggérées, dans Paris, La Ville. On oublie la conclusion de ce grand livre qui tendait à montrer comment, sous l'Empire, étaient devenues fortes les aspirations aux libertés municipales, à une politique autonome de la ville, à un « municipalisme parisien », chez les notables et aussi bien dans les couches populaires. Elle relevait trois points au moins. 1) Avec l'insertion dans la ville (mais dans toute la ville), il s'est formé une conscience et une culture populaires ; il y a eu développement d'une « citoyenneté populaire urbaine ». « Les Parisiens de souche ou d'adoption (sont) entrés spontanément dans une communauté qui ne se manifeste jamais mieux au XIXe siècle que sur les barricades. » En dépit par exemple des faiblesses de la scolarisation : « La ville secrète les moyens de s'instruire. » … « La culture populaire, si culture il y a, se forme en dehors du gouvernement et de l'action publique. » … « Les clubs, les fédérations ouvrières, les cabarets même sont également des lieux où l'on s'instruit. Il s'y développe une culture incomplète, « primaire » si l'on veut, mais une culture libre d'une certaine façon. » On ne fait en somme que redécouvrir ce qu'elle avait déjà fort bien mis en lumière en 1976. 2) Ce qu'elle appelle « la route ambiguë des libertés municipales ». Elle a montré l'échec final du Second Empire à dominer Paris. Il y a eu certes « la pratique dominatrice et dédaigneuse d'Haussmann », mais quantité de pouvoirs, petits ou grands, d'administration élémentaire, scolaire, d'assistance, sont passés aux mains des municipalités locales. « Sous son proconsulat, les centres de la vite locale sont désormais les mairies où des commissions diverses (des logements insalubres, de l'enseignement, bureaux de bienfaisance, caisses des écoles…) règlent la vie publique. » … « L'Empire a fait passer le suffrage universel dans les mœurs, mais la démocratie municipale et devenue une nécessité pour le gouvernement et pour l'administration ». On ne néglige que trop de lire son livre dans cette perspective pourtant fondamentale. 3) D'où la revendication, dans la bourgeoisie comme dans les couches populaires d'un « municipalisme » parisien, d'une démocratie municipale. « L'accord entre les opposants se fait autour d'un programme démocratique comportant pour Paris l'institution d'une assemblée municipale élue au suffrage universel ». [34] La revendication est celle d'une bourgeoisie à la fois comblée et déçue par le régime. « Elle est aussi une réponse à la croissance des milieux populaires comme à la nouvelle géographie sociale de la capitale. » Le parti républicain pour sa part propose à la Ville « une fuite en avant » (par rapport à ses vieux démons insurrectionnalistes) « vers une République municipale contraire à la fois aux pratiques impériales et à l'insurrectionnalisme parisien. », la Commune étant la dernière incarnation du vieux mythe insurrectionnel. Je n'aurais pas dit « mythe » : du moins ne le dirais-je plus aujourd'hui. Le désir de municipalisation ne saurait expliquer 1871 à lui seul. Mais il est exact que la bourgeoisie en 1871 revendique haut et fort ses « libertés municipales » ; de ceci on n'a encore que fort peu creusé l'histoire, qui explique pour une large part l'existence et le rôle des « conciliateurs » pendant l'insurrection, incarné par la Ligue républicaine d'Union des Droits de Paris, sur laquelle, encore une fois, J. Gaillard avait la première attiré notre attention. À condition d'y ajouter désormais ce complément essentiel qu'est la longue aspiration populaire à la vraie souveraineté du peuple qui s'affirme tout au cours des révolutions et insurrections parisiennes du XIXe siècle, et, d'une certaine manière, aussi bien aujourd'hui. Pour en revenir à mon propos, c'est assurément la Garde nationale qui a eu le rôle décisif en février et mars 1871 [35], mais c'était tout aussi vrai en juin 1848. Il va bien sûr de soi que1848 (et surtout Juin 1848) a été « social ». Mais Gould reprend ici l'interprétation inexacte de M. Traugott [36] pour qui l'insurrection de Juin s'explique par les liens corporatifs qui se sont forgés à la Commission du Luxembourg (ce qui est inexact, comme l'a montré R. Gossez encore) et surtout de l'organisation des ouvriers en ateliers nationaux. Ce ne sont pas ceux-ci, c'est la garde nationale qui, comme en 1871, fait ciment, chez ceux qui s'insurgent comme chez ceux qui doutent ou hésitent, voire chez ceux qui combattent l'insurrection. Pour en rendre compte, on ne peut se satisfaire de calculs statistiques trop simples, menés au niveau de l'arrondissement parisien qui est alors une aberration géographique. Il faut une fine et patiente étude au niveau du quartier concret – qui reste à définir, voire de la rue, comme la tente actuellement Laurent Clavier, à partir d'un examen approfondi des dossiers de prévenus d'insurrection et de toutes autres sources possibles, sur un espace qui ne peut être que restreint étant donné l'importance quantitative des recherches, celui du Faubourg Saint-Martin. [37] Les gardes nationaux sont évidemment d'abord des « voisins », mais c'est vrai tout aussi bien (sinon davantage) au centre de Paris, densément peuplé, qu'en périphérie. Et ce n'est pas à l'évidence la seule proximité spatiale, mécanique qui suffirait à les réunir, notamment pour se rebeller ou s'insurger. Le gros problème en tout cas que soulève l'hypothèse avancée par R. Gould est celui du passage de solidarités seulement locales qui ont à coup sûr joué, à une solidarité aux dimensions de la ville (« city-wide »). L'étude qu'il mène du réseau qui s'étendrait à l'ensemble de Paris et contribuerait à une solidarité inter-arrondissement se fonde entre autres sur une source inexacte, les adresses des gardes nationaux arrêtés relevées pas le rapport Appert de 1876. Celui-ci se fonde pour ses classements sur l'adresse des inculpés au moment de leur arrestation. Une bonne partie de ces présumés insurgés s'était prudemment éloignée des lieux de son activité pendant la Commune : la consultation des dossiers de Vincennes le montre assez. À partir de localisations fausses, Gould croit pouvoir montrer qu'une légion de la Garde (coïncidant avec l'arrondissement) pouvait recruter dans des quartiers éloignés, et que c'est cela notamment qui aurait établi ces liens « aux dimensions de la cité » qu'il recherche. [38] De toute façon, la simple proximité ne saurait suffire à fonder le lien fort et large qui conduit à la Fédération de la Garde : il y faut plus pour conduire à la citoyenneté urbaine, patriotique et combattante. En 1848 et 1871, c'est bien aussi de la République « démocratique et sociale » qu'il est question. L'oubli de celle-ci est surprenant. Je crois surtout que le tort de Gould (ou aussi bien de Johnson) est de considérer l'histoire du siège et de la Commune, comme un bloc, auquel on pourrait sans précautions chronologiques appliquer des observations modélisables statistiquement. Il y a des moments trop différents dans la courte histoire qui va de septembre 1870 à mai 1871 ; ils ne peuvent être interprétés selon un unique modèle. Le sociologue allemand Ruud Koopmans montre fort bien comment une situation de contestation évolue, se transforme dans le temps selon les résistances et les problèmes qu'elle rencontre. [39] Il y a eu le temps du siège, de la première affiche rouge du 14 septembre, des comités de vigilance et du Comité des Vingt arrondissements, élargi à tous les « radicaux », voire à des républicains plutôt tièdes. Première forme, peu contestataire de la République fraîchement installée. Les tièdes rompent au lendemain de la tentative insurrectionnelle du 31 octobre 1870. D'où – seconde forme de contestation – le projet de formation d'une organisation plus réduite mais plus solide, d'un « parti » socialiste révolutionnaire, et la publication de l'affiche rouge des 5/6 janvier, proclamation avortée d'une prise de pouvoir par une « délégation communale » révolutionnaire. Puis se constitue, brusquement, du moins en apparence (car elle a des précédents mal connus), la Fédération de la Garde nationale, en tout cas en un laps de temps extrêmement bref, entre la fin février et la mi-mars : troisième forme, tout à fait différente, de contestation. Se fédérer, c'est participer au vaste mouvement de défense de la République, largement majoritaire à Paris aux élections du 8 février 1871, désavouée par la province « rurale ». Il y a eu alors un unanimisme parisien, que montrent assez les manifestations autour de la Bastille le 24 février et les jours suivants. Des bataillons entiers - une grosse centaine, manifestent autour de la colonne de Juillet. Arthur Arnould note, que dans le IVe arrondissement (à demi « bourgeois ») qu'il a représenté à l'Assemblée communale : « La majorité de la population bourgeoise elle-même était, d'ailleurs, plutôt favorable qu'hostile à ce mouvement puissant et paisible. Les boutiquiers, devant leurs portes, regardaient défiler les bataillons d'un air généralement bienveillant. Le soir, la boutique fermée, ils se rendaient, avec leurs femmes et leurs enfants, sur la place de la Bastille, se mêlaient aux groupes populaires, y prenaient part aux discussions, et pas une voix ne s'élevait pour défendre Trochu et ses collègues de l'Hôtel de ville ou de l'Assemblée de Bordeaux. » Unanimisme, mais non unanimité : la République des modérés, voire celle des radicaux n'est pas vraiment la même que la république démocratique et sociale à laquelle aspirent tant de Parisiens du peuple, qu'ils soient du centre ou de périphérie. Que le mouvement du 18 mars ait pris, avec et surtout après les élections du 26 mars, la forme d'une « Commune » révolutionnaire, n'était certainement pas prévu par l'ensemble de ceux qui avaient voté. Bien sûr, on avait beaucoup parlé de « Commune » (ou des droits d'une municipalité parisienne) dans les réunions publiques de la fin de l'Empire ou du siège. Mais quel en avait été l'écho, quelle signification ou quelle portée donnait-on au mot ? Les partisans d'une Commune mal définie n'étaient déjà pas même la moitié des électeurs parisiens, compte tenu des voix qui sont allées aux radicaux, voire aux républicains conservateurs. Ceux d'un nouveau pouvoir « révolutionnaire » n'étaient assurément pas la majorité. Aux élections du 26 mars ont été désignés à peu près partout des militants connus, on dirait presque déjà de profession : journalistes, membres de l'Internationale, blanquistes, qui en étaient porteurs. En revanche le Comité central de la Fédération seulement « républicaine » de la Garde ou ses délégations locales, ses sous-comités, n'ont pas su ou pu jouer un rôle réellement important dans les élections. D'où très tôt bien des déceptions, apparentes dès le début d'avril et surtout un repli certain sur le local. C'est sur ce dernier point que j'insiste : l'importance de l'histoire de l'exercice, souvent brouillon, de la démocratie locale dans les arrondissements « libres ». La Commune, c'est d'abord ce qui se fait dans chaque quartier, non pas ce qui se dit dans les débats oiseux de l'Hôtel de Ville. [40] La citoyenneté populaire, ou, si l'on veut reprendre les termes de Gould, l'« identité de participation », est en effet d'abord locale, mais pas seulement au sens ou ce dernier l'entend. 1) L'analyse des liens, des réseaux sociaux, des ensembles relationnels, est un outil indispensable, dont souvent d'ailleurs nous avons usé sans le nommer. 2) L'étude, entre autres, des mariages permet de définir les réseaux de relations. À condition qu'elle soit conduite avec minutie, comme avaient fait Berlanstein. dans The working people of Paris [41], dont les conclusions ne concordent pas du tout avec celles de Gould, ou G. Jacquemet, dans une partie malheureusement non publiée de sa thèse. [42] Les problèmes de voisinage sont bien plus complexes que n'a envisagé Gould. Les témoins habitant le XXe forment les deux tiers du total pour les mariés journaliers, un tiers seulement pour les employés et les boutiquiers qui sortent plus volontiers de leur quartier, et 50% pour la plupart des ouvriers. Tout ce qu'on peut en conclure est que les liens de voisinage sont plus forts pour les moins qualifiés, ou que ce sont les personnes âgées surtout qui ont des liens de voisinage. On fait étalage de relations plus élevées socialement. Un ouvrier habitant en garni prend pour témoin son logeur. 3) Il y a de multiples liens et réseaux sociaux de « confiance », de connivence, qu'il faut scruter de près. Il y a les liens d'origine, les solidarités provinciales. C'est le cas qu'on ne connaît que trop des ouvriers en bâtiments. Les chantiers continuent à recruter par « pays » : « Certains ateliers ne sont abordables que par les ouvriers de telle province ou de tel département – le pays du chef ou celui du patron. » [43] Il y a inversement, dans la bijouterie ou l'article de Paris, des corps de métier de recrutement principalement parisien. Pendant le siège s'étaient multipliés les réunions et clubs – éphémères ou mal connus - d'originaires des départements. Puis les liens de travail, de métier. L'ouvrier bellevillois a des relations étroites, de travail autant que de voisinage avec le XIe arrondissement (doit-on classer celui-ci dans la « périphérie » ?), dont, banlieue d'habitat, il n'est qu'une extension ; et aussi avec le centre, selon l'axe majeur de la rue Vieille du Temple continuée par celle du Faubourg du Temple. Le Comité qui administre le XXe arrondissement, formé par Ranvier, est constitué de militants du XIe, en rivalité avec un inefficace comité de légion local. Enfin il y a les liens de caractère professionnel « organisationnel ». À partir généralement d'une grève, on assiste à la formation, dans les années 1860, d'associations, de sociétés ouvrières, sous de multiples formes possibles qui finissent par se rejoindre.Il y a la traditionnelle, – elle remonte à la fin de l'Ancien régime -, mais toujours vivante société de secours mutuels, de métier ou de quartier, dans tout Paris et pas seulement en périphérie : en 1869, on en dénombre 165, avec 159.857 sociétaires. Les sociétés, locales encore, non plus de secours, mais de crédit mutuel. En 1866 celles du Faubourg Saint-Antoine rassemblaient au moins 900 membres, dont pour moitié des ouvriers du meuble. Dans le Faubourg du Temple, ces mutuelles sont, par leurs dirigeants, étroitement liées à la section de l'Internationale du quartier, et par plusieurs de leurs membres à l'Union syndicale des ouvriers en bâtiments ; ont joué également en ce cas les liens maçonniques. [44] La société dite désormais à l'anglaise « coopérative », de production et de consommation. Celle-ci est parfois une fin en soi, vise à l'établissement de quelques ouvriers d'élite, mais – R. Gossez l'a montré dès 1850-1851 – elle constitue dans bien des cas un refuge provisoire à partir duquel on œuvre à la constitution d'une société professionnelle de résistance. Sous l'Empire, et c'est une forme neuve, apparaît la société non plus locale mais professionnelle de crédit mutuel, ou société civile d'épargne et de solidarité, qui joue d'abord un rôle de secours, et peut être formée elle aussi en vue de la création d'un atelier coopératif. Mais, dans nombre de cas elle débouche après 1866 sur la constitution d'une Chambre Syndicale. C'est le cas de la grande société des bronziers, qui s'intitule seulement « de crédit mutuel et de solidarité » : ce n'est qu'en 1872 qu'elle prendra le nom de Chambre syndicale et société de solidarité des ouvriers bronziers. Il y a les liens de caractère politique : ceux qu'ont pu créer en effet, quoique sommairement, les réunions publiques populaires, mais tout autant les neuves sections de l'internationale (une quarantaine sous le siège et la Commune), sans oublier les quatre « Marmites » [45], restaurants coopératifs qui auraient eu 8.000 adhérents. Il existe 93 sociétés qui, sous des titres multiples, sont des syndicats avant la lettre exacte, dont 56 adhèrent à la Chambre fédérale et une vingtaine à l'Internationale. Soit, selon des calculs approximatifs, au minimum 40.000 travailleurs qu'on dirait déjà volontiers « syndiqués ». [46] Il y a là un vaste réseau de solidarités qu'il conviendrait de prospecter systématiquement enfin. Les solidarités locales ont été considérablement renforcées par le siège, au détriment en effet des solidarités professionnelles, momentanément brisées par la répression des derniers jours de l'Empire et par la guerre. Mais jouent dès lors un patriotisme et un républicanisme parisiens que Gould n'évoque pratiquement pas. Il faut enfin faire intervenir la mémoire, plus exactement une remémoration discontinue, en un mouvement qui n'est pas cumulatif, mais répétitif. L'idée de démocratie ou de gouvernement directs, latente, apparemment oubliée, réapparaît chaque fois, conduisant à se remémorer (de façon souvent sommaire) les expériences passées, 1850, 1840, et toujours la Grande Révolution. Ce sont toutes ces interrogations, auxquelles il n'est possible de répondre que par une étude à petite échelle, qu'on peut appliquer à l'explication des « connivences » qui ont fait de la Garde nationale l'acteur principal du « mouvement » du 18 mars. Il s'impose aujourd'hui de faire une micro histoire cette institution démocratique de base. On y élit les officiers et sous-officiers, les conseils de famille qui avaient un rôle d'assistance, et probablement davantage, dont on ne connaît que peu de choses, les délégués de compagnie à la Fédération de la Garde nationale. Micro histoire qui doit s'appuyer également sur l'étude parallèle de « trajectoires individuelles populaires », et pas seulement celles des grands noms. Les sources sont difficiles à trouver. Mais ce n'est pas impossible. Nous avions déjà les Souvenirs d'une morte vivante de Victorine Brochon, ou ceux de Louis Redon, franc-maçon, un moment commandant du fort d'Issy. [47] « Calicot », membre de la société de secours mutuel l'Union du Commerce, qui a peut-être participé à la grande grève en mai 1869 des employés de nouveauté qui a conduit à la constitution de la première chambre syndicale dans la profession, a pris sa petite part de l'effervescence républicaine qui règne à Paris en février et mars 1871. [48] A. Dalotel a retrouvé les Souvenirs sur les événements des années 1870-1871 d'Emile Maury, ce bien médiocre combattant – mais combien devaient être alors de son espèce. J'ai entre les mains l'autobiographie versifiée d'un insurgé, du 66è bataillon, un « vrai » apparemment celui-là, Ulysse Télémaque Feuillard, d'une famille parisienne en tout cas qui a participé – c'est vérifiable - à toutes les insurrections depuis 1830. [49] On aboutit alors à l'interrogation, aujourd'hui fondamentale, sur ce que peut être la participation du peuple à la « sphère publique », sinon sur l'existence d'une sphère publique populaire propre : problème bien plus vaste qu'il reste encore à traiter, et pas seulement à l'occasion des insurrections parisiennes. [1] Dale Lothrop Clifford, Aux armes citoyens ! The national guard in the Paris Commune of 1871, The University of Tennessee, june 1975, 2 vols., 377 p. [2] The War Against Paris 1871, Cambridge CUP, 1981. [3]Sidney Tarrow, Power in movement : social mouvements, collective action and politics, Cambridge University Press, 1994. [4] J'ai tenté de le faire dans Paris Le Peuple XVIIIe-XXe siècle, sous la direction de Jean-Louis Robert et Danielle Tartakowsky, Publications de la Sorbonne, 1999. [5] Ce que j'essaie de montrer dans ma contribution au colloque La Commune de 1871 : Utopie ou Modernité ?, sous la direction de Gilbert Larguier et Jérôme Quaretti, Presses Universitaires de Perpignan, Collection Études, 2000. [6] P. Rosanvallon, Le Peuple introuvable, Histoire de la représentation démocratique en France, La Démocratie inachevée, Gallimard, 1998 et 2000. [7] Je n'ai pas à revenir sur un jacobinisme qui n'a rien de centralisateur ; Marcel Dorigny et bien d'autres ont de leur côté fait bonne justice du supposé fédéralisme girondin. [8] Lettre autographe de Pauline Roland à Tremblay, 23 mai 1851, citée par M. Riot-Sarcey, Le Réel de l'Utopie, p. 297. [9] Michel Vernus, Victor Considerant (1808-1893), 1993, consacre plusieurs bonnes pages à l'attitude de Considerant pendant la Commune. [10] Gouvernement direct. Organisation communale et centrale de la République. Projet présenté à la nation pour l'organisation de la commune, de l'enseignement, de la force publique, de la justice, des finances, de l'État, par les citoyens H. Bellouard, Benoît (du Rhône), F. Charrassin, A. Chouippe, Erdan, C. Fauvety, Gilardeau, C. Renouvier, J. Sergent, etc., Paris : Librairie républicaine de la liberté de penser, 1851 Bibl. Nat., Lb 55/2.011 Réédité en fac-similé avec une présentation de Raymond Huard, Louis Charles Prat et Jean-Claude Richard, Nîmes : C. Lacour, 1999. [11] Louis M. Greenberg, Sisters of Liberty : Marseille, Lyon, Paris, and the Reaction to a Centralized State, 1868-1871, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1971). [12] Londres et New York, Routledge, 2001, 263 p. [13] Harvard dissertation,1965. [14] Robert D. Wolfe, « The Parisian Club de la Révolution of the 18th arrondissement, 1870-1871 », Past and Present, 39, avril 1968, pp. 81-119. [15] Jean Dautry, Lucien Scheler, Le Comité central républicain des vingt arrondissements, Éditions sociales, 1960. Et Paris libre, Vers la formation d'un parti socialiste révolutionnaire. [16] Je note en passant que l'auteur montre, preuves à l'appui, que l'affiche rouge du 6 janvier était bien une première déclaration de prise de pouvoir par une Commune révolutionnaire ; je pensais l'avoir suffisamment montré dans Paris Libre. [17] The University of Chicago Press, 1995. Du même, « Multiple Networks and mobilization in the Paris Commune, 1871 », American Sociological Rewiew, vol. 56, 1991 December, p. 716-729. [18] Robert Tombs, « Les Communeux dans la ville : des analyses récentes à l'étranger », Le Mouvement social, 1997, n°179, p. 93-105. [19] Problème qu'il a tenté de résoudre dans « Prudent rebels : the 2nd arrondissement during the Paris Commune of 1871 », French History, 5, 4, 1991, pp. 393-413. [20] Ruud Koopmans and Dieter Ruch, « Protest Event Analysis,Methods of Social Movements, Bert Klandermans and Suzanne Staggenbord ed., Social movements, protest and contention, vol. 16, Université of Minnesota Presse, Minneapolis, London, 2002, p. 251-259. [21] Philip Nord, The Republican Moment... Struggles for democracy in Ninenteenth century France, 1996. [22] en moyenne 2,14 contre 1,47. [23] 1,84 en moyenne contre 1,18. [24] La définition des classes dites « aisées » est celle, très imprécise, du recensement de 1872 : entendre les catégories non salariées. [25] 1,23 contre 0,86 ; dans les cas où il y a deux témoins ou plus du même métier, les proportions sont de 39,5% des témoins contre 18,6%. À la vérité certaines différences sont faibles : 88% des témoins en périphérie habitent le même arrondissement, contre 84% dans les arrondissements du centre. [26] Alain Dalotel, Alain Faure, Jean-Claude Freiermuth, Aux origines de la Commune. Le mouvement des réunions publiques à Paris 1868-1870, Maspero, 1980. [27] Quelques citations p. 197 : « Conflict during the Commune of 1871 was in many respects not about work at all » … « Municipal autonomy, rather than the right to work, became the focus of political agitation and public debate prior to and during the insurrection. » ... « The issue of disarming the National Guard provided the political preconditions for conflict between government and the city of Paris, making Guard service […] synonymous with loyalty to a spatially defender urban community ». « The mobilization process itself – recruitment of rank-and-file insurgent an social sanctioning of participation – occurred through and was explicitly underground in terms of social relations among neighborer. » « Organizational linkages across districts facilitated – again, briefly - solidarity on a city-wide scale » [28] Aux origines de la Commune…, pp. 58 et 59. [29] Fortement argumenté dans R. V. Gould, « Trade Cohesion, Class Unity, and Urban Insurrection : Artisanal Activism in the Paris Commune », American Journal of Sociology, vol.98, number 4, 1993 January, p. 721-754. [30] Bernard H. Moss, The Origins of the French Labor Movement: The Socialism of Skilled Workers, 1830-1914 (London, 1976); traduction française : Aux origines du mouvement ouvrier français : Le socialisme des ouvriers de métier, 1830-1914, 1989. [31] William H. Sewell, Gens de métier et révolutions, Le langage du travail de l'Ancien régime à 1848, Aubier, 1983. [32] Rémi Gossez, Les ouvriers de Paris, 1967, passim. [33] Henri Lefebvre, 26 Mars 1871 : la Proclamation de la Commune, Gallimard, 1965, Le Droit à la ville, Paris, Anthropos, 1968, Espace et politique (Le droit à la ville II), Paris, Anthropos, 1973. Manuel Castells, The City and the Grassroots, Berkeley, The University of California Press, 1983. [34] Jeanne Gaillard, Paris la Ville, p. 429/430. Voir également « La Commune. Le mythe et le fait », Annales ESC, a. 28, 1973, 3, p. 838 sq. [35] C'est ce que j'avais tenté de démontrer dans « Notes pour servir à l'histoire du le 18 mars », Mélanges d'histoire sociale offerts à l'honneur de Jean Maitron, Les Éditions ouvrières, 1976. [36] Mark Traugott, Armies of the Poor. Déterminants of Working-Class Participation in the Parisian Insurrection of June 1848, Princeton University Press, 1985. [37] « 'Quartier' et expériences politiques dans les faubourgs du nord-est parisien en 1848 », Communication pour le colloque franco-allemand Zivil Gesellschat/Société civile, 2001. [38] D'où sa carte en réalité trompeuse, p. 185 : Network of cross-district National Guard enlistments (Guardsmen serving outside their area of residence). [39] Ruud Koopmans, « Protest Event Analysis », art. cité. [40] C'est ce que j'avais tenté de montrer dans « L'AIT et le mouvement ouvrier à Paris pendant les événements de 1870-71 », International Review of Social History, 27 (1972), pp.3-102. [41] Lenard R. Berlanstein, The working people of Paris 1871-1914, The John Hopkins University Press, 1984. [42] Gérard Jacquemet, Belleville au XIXe siècle, du faubourg à la ville, Paris, EHESS, 1984. [43] L'Ouvrier du Bâtiment, n° 5, 12 février 1868 : c'est le journal éphémère de l'Union des ouvriers du bâtiment de 1868. [44] Enquête de 1866 sur les sociétés coopératives, déposition du maire du XIIe arrondissement Lévy. [45] Rue Larrey (VIè), rue des Blancs Manteaux (IVè), rue du Château (Montrouge), rue Berzélius (Batignolles). [46] Voir sur ce point Roger Price, A Social History of Nineteenth-century France, Holmes & Meier Publishing, 1987. Price a bien mieux aperçu le problème : il dénombrait – incomplètement – 17.750 ouvriers en somme « syndiqués dans dix-sept corporations. [47] Les galères de la république, par Louis Redon, communard déporté, 1990, Sylvie Clair éd. [48] Xavier-Édouard Lejeune, Calicot, Enquête de Michel et Philippe Lejeune, Arthaud, 1984. [49] Cinq ans de détention à Clairvaux. |
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