Le pouvoir de la rue au XIXe siècle
Le pouvoir de la rue au XIXe siècle
Conférence faite au Petit Palais le 3 octobre 2008 dans le cadre du cycle Paris manif’, les mouvements de rue à Paris du Moyen Age à l’époque contemporaine. La « Rue » a été un acteur politique de premier ordre durant plus d’un siècle, de la Révolution française à la Commune. Je parlerai essentiellement ici de Paris, seul cas que je connaisse vraiment. Bien d’autres villes mériteraient d’être évoquées, mais l’histoire française de notre « premier » XIXe siècle est assez pauvre dans le domaine qui ici nous occupe. L’histoire de l’une des formes majeures après 1880 de l’action de la rue, la manifestation, ne commence réellement à en être faite que depuis les travaux de Danièle Tartakowsky. On connaît assez bien ce qui s’est passé dans la seconde ville de France, Lyon, grâce à un texte de Vincent Robert : « Aux origines de la manifestation en France (1789-1848) », dans le volume collectif dirigé par Pierre Favre La manifestation, pp.69-89. Il est également l’auteur des Chemins de la manifestation, 1848-1914. Nous sommes mieux au fait, et j’y élargirai évidemment mon propos, de la forme violente de cette action : le tumulte émeutier, l’insurrection, voire la révolution (un mot, s’agissant du peuple de la rue, qui se révèle plutôt trompeur). Il convient de préciser ce qu’on va entendre par ce mot un peu général, « la rue ». Il vaut mieux éviter le terme foule, foules révolutionnaires, longtemps privilégié, notamment pour la période de la Révolution. Il est assez dévalorisant. De même « Masses », terme qu’on utilise alors, quoique rarement, est péjoratif : la masse est indifférenciée, informe, instinctive. L’acteur, dans la rue, c’est le Peuple. La ville, a-t-on dit, est « consubstantielle au peuple ». Peuple ; on dit aussi aujourd’hui volontiers classes populaires. Ce terme, apparemment vague, incertain, général, est pourtant un outil indispensable, en ces temps où il est malaisé de distinguer dans Paris ou plus généralement dans les villes des « classes », autant par leur statut que par leur habitat. Son importance a été bien soulignée par les travaux de nos littéraires (le Peuple d’Hugo, de Michelet), plus que par ceux des historiens, et c’est l’instrument qui paraît alors le plus commode, le plus opératoire. Il recouvre certes une réalité sociale extrêmement floue (les ouvriers, les travailleurs, les artisans, éventuellement la petite bourgeoisie, catégorie si difficile à cerner…) ; mais il recouvre une réalité politique qu’on va voir peu à peu à l’œuvre en cette phase de passage, au cours du premier » XIXe siècle, de ce que l’on appelle parfois l’infra-politique à une culture politique réelle. Quant au « pouvoir » de cette rue ! il est également bien incertain, mais j’anticipe ici sur mon analyse finale.
Il y a en vérité quantité d’aspects inconnus, est pratiquement inconnaissables de la sociabilité politique de rue. « La rue est le premier, le plus saint de tous les clubs. [.. .] La Porte Saint Martin, la Porte Saint-Denis, voilà les meetings favoris (du peuple) [...] note un journal populaire de 1848, L’Organisation du Travail . Il faudrait ici pouvoir conduire une analyse très fine des sociabilités de rue, de bout de quartier ; nous n’avons jusqu’à présent que de bien rares éléments nécessaires pour une telle étude. Je tenterai de l’évoquer au moins pour l’insurrection de Juin 1848.
Quelles sont les formes de la présence et de la protestation populaire de rues Il y a Les troubles, tumultes divers. Il faut passer vite, car ils seraient innombrables. Ainsi en avril 1832, l’émeute dite des chiffonniers ou des tombereaux, contre une modernisation projetée du ramassage des ordures. Les tumultes peuvent déjà avoir une signification politique. Telles les émotions populaires diverses 14 et 15 février 1831 ?à Paris, autour du sac de l'archevêché et de l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, qui s’élèvent contre une manifestation légitimiste à l’occasion de l’anniversaire de la mort du duc de Berry, assassiné le 13 février 1820. Plusieurs autres églises sont saccagées. Il témoigne d’un anticléricalisme populaire assez profond en ces débuts de la Monarchie de Juillet. Ces brefs tumultes sont extrêmement fréquents sous la Monarchie de Juillet. Je ne tente même pas d’en faire la liste Les rassemblements, attroupements de masse, sur le modèle anglais du meeting. Le rassemblement reste rarement immobile : il devient facilement défilé, manifestation. On dit alors plutôt « Promenades » dans les années 1830 1848. L’usage du terme de manifestation paraît devenir commun à partir de mars 1848 : ce que l'on commençait ?alors à nommer une manifestation populaire, dit un auteur à propos de la manifestation du 17 mars (c'est le nom qui resta à ce long défilé des corporations et des clubs) » Il s’agir, définit-on souvent, d’« un déplacement collectif organisé sur la voie publique aux fins de produire un effet politique par l’expression pacifique d’une opinion ou d’une revendication » (Favre, 1990). Expression pacifique, c’est, dans cette période, plutôt inexact. La législation a leur égard est en cette période de plus en plus sévère. Depuis 1791, la France vit sous le régime de l’interdiction des coalitions et réunions de toutes sortes. La loi du 10 avril 1831 les condamne sans toutefois explicitement les interdire. Toutes personnes qui formeront ?des attroupements sur les places ?ou sur la voie publique seront tenues de ?se disperser à la première sommation— Si l'attroupement ne se disperse ?pas, les sommations seront renouvelées ?trois fois. Chacune d'elles sera ?précédée d'un roulement de tambour ou ?d'un son de trompe. — Si les trois sommations ?sont demeurées inutiles, il pourra ?être fait emploi de la force, conformément ?à la loi des 26-37 juillet-3 août 1791. La véritable interdiction date de 1848, avec la loi du 7-9 juin sur les attroupements, qui intervient précisément après les très nombreuses manifestations des deux premiers mois de la révolution de 1848. Tout attroupement armé formé sur la vole publique est interdit. Est également Interdit tout attroupement non armé qui pourrait troubler la tranquillité publique. Lorsqu'un attroupement se sera formé sur la voie publique, (un magistrat), se rendra sur le lieu. — Un roulement de tambour annoncera l'arrivée du magistrat. — Si l'attroupement est armé, il lui fera sommation de se dissoudre. En cas de résistance, l'attroupement sera dissipé par la force. Si l'attroupement est sans armes, le magistrat, après le premier roulement de tambour, exhortera les citoyens à se disperser. S'ils ne se retirent pas, trois sommations seront successivement faites. Quiconque, faisant partie d'un attroupement ?non armé, ne l'aura pas abandonné après ?le roulement de tambour précédant la deuxième ?sommation, sera puni d'un emprisonnement de ?quinze jours à six mois. Si l'attroupement n'a pu ?être dissipé que par la force, la peine sera de six ?mois à deux ans.
Après les événements d'avril 1834, une loi spéciale sur les mouvements insurrectionnels, du 24 mai, avait disposé ce qui suit : « Seront punis de la détention les individus qui, dans un mouvement insurrectionnel, auront fait ou aidé à faire des barricades, des retranchements ou tous autres travaux ayant pour objet d'entraver ou d'arrêter l'exercice de la force publique.
Il faut identifier les acteurs, leur nombre, leurs intentions, dégager ce que les sociologues désignent comme leur« identité collective », si tant est qu’elle existe ; reconnaître les trajets, et voir s’ils déterminent ce que l’on peut appeler un espace de la protestation populaire
1/ D’abord les manifestations proprement dites 1830/1848 est leur première belle époque .
Je fais ici un préalable, que justifie d’ailleurs la chronologie. Il convient d’ajouter un élément au « répertoire » des protestations populaires, pour reprendre les termes de Charles Tilly, les « funérailles révolutionnaires » Je n’énumère pas les 28 (au moins) cortèges funéraires ou enterrements protestataires de libéraux ou de républicains, « convois d’opposition »,dont un historien, Emmanuel Fureix a récemment fait le compte pour la période 1820/1834 ; il montre qu’ils sont tous au fond une forme d’expression politique, à tout le moins pré-politique. Ils représenteraient une première entrée en politique des « sans-voix » au XIXe siècle. Le premier, qui n’est pas insignifiant bien qu’il ne rassemble que moins d’une dizaine de milliers d’étudiants et d’ouvriers est celui de l’enterrement de l’étudiant Lallemand, tué par dans le quartier Popincour . Les deux plus importants ou les plus retentissants, sont ceux de deux députés libéraux, le général Foy, le 23 janvier 1826, et celui de Manuel, le 22 juin 1828, ; tous deux rassemblant au moins 100.000 personnes. Le dernier est celui du général Lafayette, le héros de la première Révolution, le 27 septembre 1834, qui réunit 60.000 personnes. Il convient de s’arrêter à cette date. Les cortèges funéraires ne sont plus ensuite que des cérémonies officielles où le peuple est présent, parfois nombreux mais sans revendication expresse. Ainsi l’inauguration de la Colonne de Juillet, place de la Bastille, érigée en mémoire tes martyrs des Trois glorieuses le 28 juillet 1840, le retour des Cendres de Napoléon (15 décembre 1840) ou le service funèbre pour les victimes de février le 4 mars ; son trajet néanmoins intéressant, le cortège parcourant les grand boulevards de La Madeleine jusqu’à la Bastille, ainsi que ses participants : « Les membres du gouvernement provisoire, les ministres, les députations de tous les corps constitués, l’Institut, les facultés, les parents des victimes, les blessés et les décorés de Juillet, les blessés de Février, les élèves des écoles, les ouvriers, tout Paris accourut à ces funérailles. » (Garnier-Pagès)
De même je ne crois pas nécessaire de traiter des fêtes à caractère politique. Elles sont organisées par les pouvoirs. Il y a là encore présence de la rue populaire, mais, dans les deux cas, enthousiaste et politiquement passive : ainsi le 20 avril 1848 lors de la fête de la Fraternité, dernier jour de « l’illusion lyrique de 1848. Si elle est mécontente, la foule ne vient pas ; ce fut le cas de la fête de la Concorde le 21 mai.
Je note cependant que la tradition des cérémonies funéraires d’opposition ne s’est pas pour autant perdue. Il y a encore des enterrements républicains sous le Second empire, lorsque la chape de plomb qui pesait sur la liberté d’expression politique, pratiquement nulle, a commencé à s’alléger. Le 2 novembre 1867, jour de la fête des morts, une petite manifestation républicaine au cimetière Montmartre sur les tombes de Manin et de Godefroy Cavaignac a failli tourner à la petite émeute. C’est alors qu’au retrouve au même cimetière la tombe oubliée du représentant du peuple Baudin, tué sur la barricade de la rue Sainte-Marguerite le 3 décembre 1851. Plusieurs milliers de républicains ont manifesté un court moment. Le 12 janvier 1870 ; c’est l’enterrement du journaliste Victor Noir, tué par le prince Pierre Bonaparte. Rassemblée à Neuilly, domicile du mort, une foule immense conduite par Rochefort voulait escorter le convoi mortuaire jusqu’au Père-Lachaise.. « Une mer humaine remonte en chantant l’avenue de Neuilly. » (Elle chante la Marseillaise interdite, le Chant du départ). « Nous étions cent mille. Il y avait presque toutes les corporations ouvrières avec leurs insignes et en corps ». Cette fois les témoins notent la présence de « beaucoup de femmes qui étaient les plus ardentes à manifester ». Parvenue à l’avenue de Wagram, la foule est dispersée par la troupe. Notons qu’on est en plein Paris bourgeois.
Les conclusions d’Emmanuel Fureix sont déjà importantes pour une interprétation éventuelle. Il évoque l’existence d’une sociabilité préexistante, que l’on retrouve plus ou moins visiblement au cœur des cortèges, et qui explique sans doute l’essentiel des mobilisations les plus massives. Les mobilisations de la foule ne se font pas au hasard, mais le plus souvent à l’impulsion d’organisations. Dans les convois d’opposition de la Restauration et du début de la Monarchie de Juillet se retrouvent la jeunesse des Écoles, les membres des loges maçonniques et des sociétés secrètes, les solidarités de métiers, à travers les sociétés de secours mutuel, puis, à partir de 1830, la garde nationale, les sociétés politiques (des amis du peuple, des droits de l’homme), les groupes de réfugiés politiques (polonais, allemands, italiens…). Il souligne une constante présence étudiante (et de jeunes commis), une présence ouvrière et boutiquière variable selon le défunt célébré, avec, c’est un point important une évidente domination masculine. Cela être en effet un caractère majeur de cette période revendicative ou contestataire, sauf, je l’ai dit ) propos de funérailles de Victor Noir
J’aborde les manifestations proprement dites à partir de 1830.
Il y a les promenades populaires pacifiques dans la liesse populaire de la victoire de Juillet, soit pour affirmer son adhésion enthousiaste au nouveau régime, soit, c’est plus rare, pour des revendications de salaires et de durée du travail « Promenade » en août 1830 d’ouvriers selliers carrossiers, des garçons bouchers « avec un drapeau tricolore et l’inscription sur celui-ci : « La Charte sera désormais une vérité » ; d’ouvriers maçons « marchant en bon ordre avec un tambour et des drapeaux tricolores », ils ont « demandé une augmentation des journées et une diminution des heures de travail ». Fin septembre 1830, promenades et coalition des ouvriers serruriers et mécaniciens (pour les 11 heures au lieu de 12) ; en octobre 1830 promenade des maréchaux déjà avec quelques violences. Manifestations pacifiques encore que celles des 1er et 2 mars 1831 au Palais Royal ; drapeau tricolore « Le roi ne connaît pas notre position » « Vive le Roi, Vive la Liberté ! Du travail et du pain ou la mort ! » Nous sommes aux lendemains unanimes des Trois glorieuses.
Les manifestations nombreuses qui suivent, incessantes de mars à avril 1831, sont de plus en plus nettement contestataires. Elles mobilisent notamment les ouvriers des Faubourgs Saint-Marceau et Saint-Antoine. De nombreux tumultes ouvriers et manifestations se produisent en 1833, année des premières grandes grèves à Paris. Même chose en 1840, qui voit grève à peu près générale des « corporations » ouvrières, comme on dit alors.
De mars à avril 1848, dans un climat encore irénique, on assiste, à des promenades journalières incessantes des délégués des corporations, des quartiers, des ateliers et des fabriques, venant, comme au lendemain de Juillet, faire adhésion enthousiaste au gouvernement ou lui exposer leurs revendications. L’interdiction des rassemblements, comme celles des coalitions subsiste théoriquement, mais elles ne sont t plus appliquées ni l’une ni l’autre dans la période irénique qui suit février.
1848 est le moment de grandes manifestations, pacifiques d’abord, bientôt franchement contestataires. Il est aisé de mémoriser leurs dates ; 17 mars, 16 avril, 15 mai … Leur ampleur s’explique, autant que par l’enthousiasme de la victoire, par le nombre considérable de chômeurs dans un Paris en crise, la moitié ou plus des 340.000 travailleurs que compte l’industrie, 120.000 ouvriers sur 220.000, 60.000 femmes sur 120.000. Les ateliers nationaux rassemblent en effet 122.000 ouvriers sans travail.Ces manifestations ne se font pas sans organisation préalable, problème sur lequel je ne m’attarderai pas : ont joué un rôle les militants des clubs, les dirigeants des corporations, la presse socialiste… Mais l’essentiel est ici la participation massive du Peuple.
Une première manifestation le 16 mars, dite des bonnets à poil, de gardes des compagnies bourgeoises de grenadiers de la Garde nationale, hostiles à une révolution trop populaire, entraîne en riposte le lendemain 17 mars la manifestation de peut-être 200.000 ouvriers, défilant dans un ordre impeccable par groupes de 3.000 derrière les bannières de leurs corporations. Elle part de l’arc de Triomphe et des Champs-Élysées qu’elle parcourt jusqu’à la place de la Concorde (alors place de la Révolution) et, passant par les quais de la Seine, arrive place de la Grève, face à l’Hôtel de Ville. Elle est républicaine et démocratique. Un délégué lit une adresse collective qui demandait : l’éloignement des troupes, l’ajournement des élections des cadres la Garde nationale du 25 mars au 5 avril, et surtout l’ajournement des élections pour l’Assemblée nationale du 9 avril au 31 mai, pour donner le temps de faire suffisante campagne. Puis le défilé, toujours considérable mais pacifique reprend, sur l’arc des boulevards. On nomma alors cette manifestation la « promenade des 200 000 hommes ». (Castille).
Pacifique, la manifestation du 16 avril l’est déjà moins : la colonne des ?ouvriers qui part du Champ de Mars, toujours de l’Ouest de Paris, s'ébranle, arrive au quai ?du Louvre. Les ouvriers portaient des bannières sur lesquelles étaient écrites: « Organisation du travail », « Cessation de l’exploitation de l’homme par l’homme ». Ils allaient demander au gouvernement provisoire de leur en promettre la garantie. Ils affirmaient aussi bien l’« appui total de (leur) patriotisme au gouvernement provisoire ». Mais cette fois, ils se heurtent violemment à la Garde nationale de l’ordre. « Le morne défilé des ouvriers achevé, dit un contemporain, la garde ?nationale commença le sien, aux cris mille fois répétés de ; ?Vive Lamartine! à bas les communistes! » La ?bourgeoisie de Paris resta persuadée qu'on venait de la ?sauver du communisme. -
Il faut noter que ces deux premières manifestations de 1848 partent de l’Ouest de Paris, dont n’a pas encore été évincé le populaire : Champs-Élysées, Champ de Mars, l’Hippodrome de la barrière de l’Étoile où se tiennent alors les grandes réunions des ouvriers des corporations ou des ateliers nationaux. Ce 16 avril marque une rupture forte dans l’histoire politique des lendemains de février. Les forces de l’ordre, et d’un ordre républicain se sont opposées à la grande revendication populaire du moment : l’organisation du travail.
Dernière grande manifestation le 15 mai. « Il s’agissait de porter à l'Assemblée une pétition pour lui demander le rétablissement ?de la Pologne. ?Ce fut là le point de départ, le but ostensible de cette fameuse ?journée du 15 mai, comparée par la presse du temps ?à l'insurrection de prairial » (Daniel Stern, le nom de plus de la comtesse républicaine Marie d’Agout) Le départ se fait cette fois tout au contraire de l’Est populaire, de la place de la Bastille. De 40 000 à 100 000 personnes, selon les témoins, en tout cas considérablement moins que précédemment, signe d’essoufflement en même temps que de probables divisions de l’opinion républicaine populaire s’engagent sur les boulevards. Les slogans appellent en effet à une intervention de la France en faveur de la Pologne alors en insurrection. Mais aux côtés des drapeaux de la Pologne, de l’Italie et de l’Irlande, on retrouve encore les bannières des clubs et des corporations. Et des manifestants auraient dit, le terme est à retenir : « Nous allons faire une visite à nos commis » Le cortège s’arrête au pont de la Concorde ; une députation de délégués va présenter une pétition à l’Assemblée. Mais, dans des circonstances confuses, les manifestants envahissent l’Assemblée nationale Un de leurs chefs en proclame la dissolution, proclamation carrément « insurrectionnelle », qui détourne le sens de la journée À partir de cet instant, l’unité de la manifestation s’effondre. Le Palais-Bourbon est déserté par les insurgés ou sont chassés par les gardes nationaux ; quelques-uns se dirigent malgré tout vers l’Hôtel de Ville dans l’intention d’y proclamer un nouveau gouvernement.
La rue peut être pacifique. Mais du fait même de l’interdiction toujours en vigueur des rassemblements, les manifestations ont déjà un caractère quelque peu subversif. En ce premier XIXe siècle, on passe très rapidement de la manifestation, à l’émeute et à l’insurrection. Toutes les insurrections ou à peu près ont commencé par des manifestations. Ainsi, lorsqu’en juin1832, le cortège funéraire du Général républicain Lamarque dégénère ; des barricades spontanées s’élèvent ; ou quand les barricades succèdent aux manifestations d’étudiants au Panthéon et à la Madeleine, le 23 février 1848. Il en ira surtout de même le 22 juin, quant une procession ouvrière du Panthéon à la Bastille, protestant contre la suppression des ateliers nationaux mène directement aux barricades du lendemain.
Émeutes, Insurrections, révolutions - Les trois glorieuses, 27/29 juillet 1830 - 5 et 6 juin1832 ; l’émeute dont Hugo fait le récit dans les Misérables, en parallèle clairement suggéré avec les événements de Juin 1848. -13/14 avril 1834, émeute républicaine, mineure, mais sanglante marquée dans les mémoires par le massacre de la rue Transnonain ; elle est beaucoup moins importante que celle de Lyon au même moment. Je ne m’y attarderai pas, sauf à mentionner que 34 barricades sont alors élevées, principalement dans le quartier Sainte-Avoye, cœur de notre actuel IIIe arrondissement. - Je ne m’attarderais pas davantage sur les12/13 mai 1839, émeute imprudente, prise d’armes comme aurait dit Blanqui organisée par la petite société des Saisons de celui-ci. Elle n’a reçu aucun soutien populaire. - 21/24 Février 1848 - 23/26 Juin 1848 À quoi l’on peut ajouter la résistance républicaine et populaire au coup d’état du 2 décembre 1851.
- il y a bien peu à dire de ce qu’on appelle la « révolution » du 4 septembre 1870, sauf que tout Paris ou à peu près est debout, et sans faire cette fois de barricade, pour réclamer la disparition de l’Empire, qui disparaît sans bruit.
J’évoquerai pour en terminer, comme témoignage de la force, sinon du pouvoir de la rue la résistance parisienne aux troupes versaillaises pendant la Semaine sanglante du 22 au 28 mai 1871.
Ces émeutes ou insurrections, c’est ce que l’on appelle alors « guerre des rues » Elle fait l’objet de véritables manuels tactiques pour organiser la défense ou la répression : le Plan du maréchal Gérard de 1839, celui de Bugeaud, « La guerre des rues et des maisons » qui tire la leçon de l’insurrection de Juin 1848, et dont le texte a été récemment retrouvé et réédité.
Les trajets des manifestations ne définissaient pas vraiment un espace. Elles peuvent partir de l’Ouest bourgeois, place de l’Étoile, Champs-Élysées, place de la Concorde, passent les Grands boulevards, qui sont alors un lieu de sociabilité et de politisation intenses, qu’on a désigné comme une sorte de trait d’union entre « gandins » et « faubouriens », le Paris des élites et le Paris « ouvrier ». c’était déjà la constatation faite pour les funérailles révolutionnaires. Les manifestations/insurrections à partir d’avril 1848 partent au contraire de l’Est populaire.
Je ne puis risquer de vous perdre dans une description qui pourtant nous ferait descendre au vrai niveau de la « rue ». D’autant que les circonscriptions administratives parisiennes ont été radicalement transformées par Haussmann, grand simplificateur de la géographie des arrondissements et des quartiers, tels qu’ils apparaissent encore aujourd’hui.
Le Paris d’avant 1860 : c’est le Paris des douze arrondissements et quarante-huit quartiers (qui sont encore les sections de l’an II), les arrondissements formant un artefact administratif complexe, quoique sans grande unité, au contraire des quartiers qui ont alors chacun une forte originalité sociale et politique. Il n’est pas difficile d’imaginer le plan de l’ancien Paris ; il est de nos jours délimité par les lignes de métro de l’Étoile à la Nation sur chacune des deux rives, correspondant aux boulevards dits extérieurs,qui suivent l’ancienne enceinte des Fermiers généraux. Et il faut se représenter un espace où n’existe pas encore l’actuelle grande croisée de Paris boulevards de Sébastopol et de Strasbourg, rue de Rivoli, et rive gauches les boulevards Saint Michel et Saint Germain
On peut distinguer pour la facilité : La ville centrale, avec ses rues étroites et sinueuses d’avant les percées haussmanniennes, entre les grands boulevards Nord et Sud et la Seine. Rive droite, c’est très exactement l’équivalent de nos quatre premiers arrondissements.
Les faubourgs commencent aux grands boulevards, ceux du Nord tout au moins qui sont les plus agités, avec deux nœuds principaux Porte Saint-Denis et Porte Saint Martin Faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin (notre actuel Xe arrondissement), Faubourg du Temple et quartier Popincourt (soit la partie nord de notre XIe) et, dans leur continuité, le traditionnel Faubourg Saint-Antoine, (sud du XIe et XIIe actuels), de part et d’autre de la rue du Faubourg Saint Antoine. Tout s’articule ici sur l’éventail de voies majeures dans les IIIe, IVe et XIe arrondissements. Les rues Poissonnière, Saint-Denis, Saint-Martin, Sainte-Avoie puis du Temple, toutes prolongées par les rues des Faubourgs de même nom. La rue Vieille du Temple prolongée de rue de Ménilmontant vers Belleville La rue Saint-Antoine prolongée après la Bastille par la rue du Faubourg Saint –Antoine.
Il existe une sorte de frontière partant de l’Eglise Saint-Eustache, jusqu’à la rue du Faubourg-Poissonnière) ; elle est floue ; ce pourraient être aussi bien puis les rues Saint-Denis et Saint-Martin et leurs faubourgs.
Au-delà des boulevards extérieurs, c’est la banlieue. L’enceinte de Thiers qui, englobe Belleville, La Villette, Montmartre, sur la rive droite, les seules banlieues qui nous intéressent ici, et définit le Paris de 1860 ou d’aujourd’hui, ne date que de 1840/1845.
Il existe des cartes des barricades pour nous très expressives, levées immédiatement après les combats, pour Juillet 1830 (on a dénombré alors 4.054 barricades, chiffre probablement exact tant la carte a été dressée avec soin), février 1848 (1.512 barricades sur un plan au contraire sûrement incomplet) et Juin 1848 (3.888). C’est dire la densité du travail barricadier : au début des années trente, il y a à Paris environ 1.250 rues et ruelles, 1.474 en 1848. On n’a qu’une carte imparfaite des barricades de la Semaine sanglante de 1871. On a établi en revanche la carte précise de l’avancée des troupes, donc de la résistance populaire pendant ladite semaine.
Ces cartes font apparaître immédiatement un (ou des) « espace(s) populaire(s), barricadier(s) », espaces qui certes évoluent – bien qu’assez peu - avec le temps, espaces où chaque rue ou bout de rue, carrefour, passage est susceptible d’accueillir une barricade, improvisée ou préparée. Le plan est commandé par la géographie complexe des rues et ruelles ; il révèle déjà bien des choses sur les participants, les hommes de la rue qui protestent et combattent.
On repère aisément rive droite un espace trapézoïdal, entre les grands boulevards prolongés jusqu’à la rue de la Madeleine à l’Ouest et jusqu’à la place de la Bastille et la Seine. C’est, en dehors des artères en éventail précédemment mentionnées un lacis de rues étroites intercalaires qui ?se croisent en tous sens terrain choisi de préférence ?pour les émeutes. C’est le lieu par excellence des barricades de Juillet 1830 et de février 1848, avec dans les deux cas un appendice rue du Faubourg Saint Antoine. Toutes les rues ou à peu près y ont leurs barricades, et beaucoup en ont plusieurs. On l’a dit, cet espace est divisé en deux par la rue Saint-Martin ou la rue Poissonnière ; après 1860 par le bouvard de Sébastopol.
@ D’abord les révoltes qu’on pourrait dire d’un Peuple « unanime » : les Trois glorieuses, Février 1848
Juillet 1830 commence par des attroupements sur les boulevards et autour du Palais Royal. leur répression brutale déclenche le mouvement insurrectionnel. Des centaines de barricades s’élèvent dans les rues de l’est central, nos IIIe et IVe arrondissements, avec prolongement naturel rue du Faubourg Saint-Antoine. Et sur la rive gauche Montagne Sainte-Geneviève avec plongement rue Mouffetard. Des étudiants ont même agité le Faubourg Saint-Germain. Il n’y a pas que les barricades : la population use de tous les moyens, jetant sur la troupe meubles et objets divers par les fenêtres ; on a parlé de « guerre de pots de chambre ».
En février 1848, après le défilé tumultueux de multiples cortèges, une fusillade sanglante boulevard des Capucines entraîne l’insurrection. Les grands centres de combat en février 1848 sont encore au cœur des IIIe et IVe arrondissements actuels, dans le dédale des rues qui s'entrecroisent autour des arts et Métiers : rues Saint-Martin, Beaubourg, des Gravilliers.
Juin 1832, et surtout Juin 1848
= 5/6 juin 1832. Du cortège funèbre du général Lamarque, au départ savamment ordonné, avec les notabilités politiques, tous les bataillons de la Garde nationale bourgeoise, on passe brusquement à l’émeute, qui s’amorce place de la Bastille. Est apparu un cavalier noir avec un drapeau (ou un chiffon) rouge. L’émeute proprement dite commence au Jardin des Plantes et place Maubert Rive droite, les insurgés sont maîtres de l’Arsenal du Marais, Ils prennent la mairie du huitième arrondissement place des Vosges alors place Royale, barricadent les quartiers voisins, Essentiellement les quartiers des Arcis, Saint-Martin, Montmartre et Montorgueil, tous les environs ?de la place du Châtelet: toujours nos IIIe et IVe.Les rues étroites de la Cité sont ?obstruées
Juin 1848. Tout a commencé, j’ai eu l’occasion de le souligner, avec la manifestation des ouvriers des Ateliers nationaux le 23 au matin, rassemblés au Panthéon au nombre peut-être de 5.000, probablement moins. Il ne s’agissait que de « transmettre ensemble à l’Assemblée nationale une protestation » . Les mêmes schémas que précédemment s’appliquent ? Mais il y a nette extension de l’espace barricadier la zone barricadière s’étend désormais aux faubourgs à l’espace compris entre la rue du Faubourg ?Poissonnière et le faubourg du Temple (Xe et le nord du XIe), ce dernier étant le noyau dur de l’insurrection, avec pour foyer le Clos Saint-Lazare, quadrilatère où l’on construit l’hôpital Lariboisière, momentanément dit Louis-Philippe). L’insurrection se prolonge même le 24 juin au-delà des barrières d’octroi, la « banlieue d’alors : La Chapelle et Montmartre (notre actuel XVIIIe), La Villette descendent aider le vieux Paris populaire, Belleville, alors simple prolongation du Faubourg du Temple est « constellée de barricades ». Avant d’aborder le moment final 1870/1871 de cette énumération qui a pu vous paraître fastidieuse je rappelle d’un mot l’impact des transformations de Paris par Haussmann.Il réalise les deux grands axes qui se croisent place du Châtelet : les boulevards Sébastopol/Strasbourg - boulevard Saint-Michel, et la rue de Rivoli prolongée jusqu’à la rue Saint Antoine, rejoignant ainsi la Bastille. La rue Saint-Denis s’en trouve déclassée, elle ne marque plus la frontière entre les deux Paris, C’est désormais le boulevard Nord Sud. Le centre de Paris rive droite est dégagé assaini, ainsi que l’île de la Cité. On connaît la phrase classique : « C'était l'éventrement du quartier des émeutes, des barricades, par une large voie centrale, perçant de part en part ce dédale presque impraticable, accostée de communications transversales. »
L’Empire n’a guère connu de troubles, sauf des complots. On peut seulement noter le petit tumulte émeutier des 7 et 8 février 1870, après la condamnation politique du journaliste Henri Rochefort. Il enflamme un court moment Belleville, et encore une fois le Faubourg du Temple où s’érigent quelques barricades. La foule se heurte aux sergents de ville sur le boulevard Montmartre. 450 arrestations.
Ce qui se passe le 18 mars 1871 est assez peu significatif de notre point de vue : on assiste à une descente confuse de gardes nationaux, peu nombreux d’ailleurs, des quartiers extérieurs de la Banlieue nord et est annexée vers le centre et l’Hôtel de Ville, siège du gouvernement et qui sera le siège de l’Assemblée de la Commune. Le centre de gravité des tumultes commence à se déplacer. La semaine sanglante « vérifie » encore tout ce que j’ai dit de l’espace populaire en Juin 1848. La dualité de l’espace parisien se vérifie clairement, avec une frontière que constituent désormais la ligne du chemin de fer du Nord, la gare du Nord, le boulevard de Sébastopol, et très classiquement sur l'autre rive, les rues Saint-Jacques et Mouffetard que n’a pas détrôné le boulevard Saint Michel. Les troupes versaillaises l’ont atteinte le soir du 24 mai 1871. Jusque-là, ils n’ont rencontré qu’une résistance très faible. Le 25 au soir, ils ne dépassent pas la gare de l'Est. S'ils ont pu s’emparer la place du Château d’Eau (aujourd'hui de la République), occuper les boulevards, ce n'a été que par une coûteuse progression à travers les IIIe et IVe arrondissements, passant par les cours et trouant les murs des maisons, sans parvenir à s'emparer de l'objectif principal qui était la place de la Bastille, formidablement défendue. On est revenu au schéma classique Le 26 au soir, ils sont bloqués devant le canal Saint-Martin et le boulevard Richard-Lenoir qui recouvre le canal, dernière frontière, sans toujours conquérir la Bastille, qui ne tombe que le lendemain 26 vers midi. Alors tout est consommé, en dépit d’ultimes résistances à Belleville et au bas de la rue du Faubourg-du-Temple.
On peut désormais tenter d’analyser ce qui vient de n’être que décrit.
Sociologiquement, on aperçoit, quoique grossièrement, ce qu’étaient les « hommes de la rue » lors des insurrections. On connaît au moins les professions, origines, âges des morts et blessés de 1830, de 1832, des individus arrêtés ou condamnés à la suite de juin 1848 ou 1871 ; on possède une liste des combattants de février 1848 qui ont demandé récompense de leur action. C’est approximativement pour un dixième du total à chaque fois. = des ouvriers des métiers d’art et articles de Paris et notamment des élites qui conduisent : ouvriers du livre; cordonniers, tailleurs , chapeliers ; = des ouvriers du métal, ouvriers mécaniciens… = des ouvriers du bois et surtout du meuble, ceux du Faubourg Saint Antoine = un gros dixième pour les ouvriers du Bâtiment et = un gros dixième également pour les Journaliers, ces deux dernières catégories formant le gros des troupes. = un petit dixième de commerçants de quartier.
Les élites qui paraissent les conduire, ce sont les ouvriers du livre, les cordonniers, les tailleurs, les chapeliers, professions toujours plus cultivées politiquement que la moyenne, et de plus en plus à mesure qu’on avance dans le tem^s, les employés et commis de commerce.
Mais Février 1848 est significativement différent et c’est compréhensible : interviennent cette fois en nombre les membres des professions libérales (10%), les propriétaires probablement petits bourgeois et petits négociants, les anciens militaires et gardes nationaux 10 %. tandis que les journaliers ne sont que 5%, les ouvriers du bâtiment 6%... D’où la difficulté à définir le Peuple parisien, sauf à constater qu’il se décante peu à peu en classe ouvrière, un terme qu’on met alors généralement au pluriel.
Une importante question est de savoir comment dans les temps d’agitation se forge l’identité collective, nécessaire à l’action, de ces hommes de la rue qui manifestent ou se battent ? Les sociologues proposent ici des « modèles » pour étudier ce qu’on a pris l’habitude désormais de nommer avec eux « protestation collective ». Ils définissent des notions clé comme celles de formation et de mobilisation du consensus, d’identité collective donc, de réseaux de relations, de répertoire de ressources, de rôle des organisations ... Jouent un rôle à l’évidence Les solidarités de métiers à travers les sociétés ouvrières qui se multiplient après 1830. Les solidarités de quartier, de rues, plus que probables, mais dont notre connaissance est encore extrêmement fragile. En Juin 1848 et en 1871, les compagnies de la Garde nationale, se recrutent précisément par quartier, bouts de quartier, petit ensemble de rues. Leur rôle dans la « mobilisation » est décisif. Avant de tenter, pour en terminer, quelles intentions collectives, quels projets collectifs on peut attribuer à ces troubles, manifestations, insurrections, je m’interrogerai un court moment sur la validité du titre que nous avons choisi. Peut-on parler réellement de « Pouvoir de la Rue » ? Trois succès, en comprenant le 4 septembre 1870 : la rue peut faire chuter un gouvernement, mais cinq échecs, et il en existe d’autres de moindre importance. Les succès de toute façon ne sont que provisoires. Et tout finit dans le sang. 4.000 morts en Juin 1848 : probablement de 15 à 20.000 en 1871. Le coût est élevé. Probablement aurait-il mieux valu dire « Puissance de la Rue ». La rue est en réalité surtout un révélateur de la puissance du peuple, avec lequel il faut désormais compter (le suffrage universel n’existe pas avant 1848, ou bien peut être trompeur, comme en décembre 1850). Je ne prendrai qu’un exemple, dont l’importance a été bien perçue par les contemporains. La grande manifestation du 17 mars 1848. Ce n’était qu’une manifestation, quoique la première de cette ampleur ? Mais elle révèle pour la première fois peut-être aux classes possédantes, et plus encore aux milieux populaires eux-mêmes leur puissance, la puissance de la classe ouvrière, dans l’union, la conscience de ses droits, dans un ordre et une disciplines impeccables, et en toute loyauté à l’égard de la République. Daniel Stern encore : « La puissance du prolétariat dans Paris était apparue visiblement à tous les yeux. Du moment que les prolétaires se montraient capables de discipline et d'organisation, par cela seul qu'ils savaient régler leurs mouvements, contenir leurs passions, et de l'état confus de masse s'élever à la notion distincte de nombre, ils devenaient formidables ; la nécessité de subir leur loi ne paraissait plus pouvoir être conjurée. » Plus concrètement, au lendemain du 17 mars, la Commission des Travailleurs et Patrons siégeant au Luxembourg peut désormais arbitrer équitablement les conflits, résoudre les problèmes sociaux aigus qui se posent Des corporations ou des ateliers signent des conventions collectives avec les maîtres sous son égide. Ainsi les boulangers (4 à 5,000 grévistes le 26 mars), les paveurs, mécaniciens, les ouvriers en papiers peints, peintres chapeliers, Cette mission conciliatrice, qui a été essentielle, disparaît avec la Commission précisément le 16 avril. Les intentions, les projets collectifs maintenant. Il y a, de 1840 à 1871 progressive prise de conscience, certains diraient de classe : je dirai plutôt de la « confraternité des prolétaires », pour reprendre l’excellent terme d’un historien américain. On assiste au lent processus de socialisation, de politisation populaire. Le mouvement social conduit à l’évidence au politique, ce qu’avait bien souligné Charles Tilly. Certes la manifestation ou l’insurrection ne sont pas seules en cause : il y faut le rôle d’organisations, sociétés républicaines, sociétés ouvrières de métier, de secours mutuel ou de solidarité (on dit en 1848 Fraternelle) qui se sont multipliées à partir de 1830/1833, puis après 1860. Selon l’historien américain Charles Tilly, les mouvements sociaux sont des vecteurs de démocratisation : en pratique plus souvent qu’en principe, « ils élargissent l’éventail des participants à la politique publique, lorsqu’ils donnent un poids plus égal à ces participants…» . Ici, nous voyons le passage de 1820 à 1870 d’un niveau encore infra-politique à une culture politique populaire nettement affirmée. L’historienne anglo-saxonne Jill Harsin voit, à partir de 1830, de l’émergence d’une « conduite populaire jacobine » (Jacobin-style), définissant l’esprit et même, dit-elle, l’idéologie – un mot trop fort - de ces populations rebelles comme un « montagnardisme », montagnardism , ce qui est extrêmement discutable. Il y a du neuf depuis la Révolution, même si le souvenir en est présent dans les discours. En revanche elle insiste assez justement sur le fait que c’est une conduite essentiellement masculine, d’« honneur masculin », ignorante, dit-elle, des aspirations féministes contemporaines (qu’il ne faudrait tout de même pas exagérer). Les femmes apparaissent en effet sur la scène en 1848, mais ne participent pas aux manifestations, affaire d’hommes, d’ouvriers, surtout qualifiés des « corporations » , d’âge plutôt mûr (35 ans en moyenne en Juin et en 1871) Vous aurez pu remarquer que la carte de 1830, révolution apparemment d’un peuple unanime, ressemble étonnamment à celle de juin, non à celle de février 1848, révolution en principe unanime aussi. Cela impose déjà une correction à l’idée d’un « peuple large » qui serait tout entier dans l’insurrection. Il faut reconnaître que ce sont à peu près exclusivement les ouvriers, artisans, boutiquiers qui se sont battus pour cette révolution qui va se révéler en effet « bourgeoise ». Sur 604 morts officiels, ceux dont les noms sont inscrits sur le socle de la colonne de Juillet (ils sont en réalité plus d’un millier) on ne compte que 7 étudiants. Les historiens anglo-saxons posent une excellente question lorsqu’ils s’interrogent naïvement : pourquoi les hommes du peuple se sont-ils alors battus pour les bourgeois ? Le chansonnier Vinçard aîné, dans se Mémoires épisodiques d'un vieux chansonnier saint-simonien, y donne une bonne réponse. « Le fait saillant de la révolution de 1830 était tout politique; on voulait détruire le régime du bon plaisir, tant celui de la noblesse par droit de naissance que celui de la royauté par droit de, race.... Alors et tout à coup, sortant de l'ornière séculaire où se traînait sa subalternité, cette multitude conquit enfin la liberté politique ». Le Peuple de 1830 s’est battu pour la Liberté. D’un autre côté, il ne faut se garder de pousser à l’excès l’opposition de deux Paris, Est populaire, Ouest bourgeois. Il y a du populaire à l’Ouest, mais en force moins nombreuse et surtout moins massive. A l’Ouest la garde nationale, toujours plutôt bourgeoise peut contenir les mouvements populaires. A l’Est, en 1848, la même Garde nationale est essentiellement Peuple. A propos de Juin, qu l’on connaît bien maintenant et que je choisis comme pivot (mais j’en presque autant pour 1871) Tocqueville dans ses Souvenirs, tranche : l’insurrection « ne fut pas, à vrai dire, une lutte politique, mais un combat de classe, une sorte de guerre servile ». ... On le répète volontiers pour la Commune. C’est infiniment moins simple. Juin n’est pas une lutte des classes, du moins pas exactement ; je n’entends pas pour autant faire une description irénique de ce qui fut une guerre civile. Mais il faut souligner fortement par exemple, après Maurice Agulhon, qu’il y avait des républicains authentiques dans les deux camps, des deux côtés des barricades, les uns modérés politiquement, les autres plus extrêmes socialement. On peut conduire une étude fine des motivations des insurgés, grâce aux interrogatoires très poussés des individus qui ont été arrêtés et condamnés. Ils font apparaître que tout s’est joué au sein des bataillons de la Garde nationale populaire, plus exactement au sein des compagnies de bataillon, représentatives, je viens de le dire, d’un bout de quartier homogène. Il y avait discussion préalable, non soulèvement brutal ou instinctif. On décidait d’y aller ou pas, ou de rester dans l’expectative, et les gardes n’étaient jamais unanimes. Il faut se souvenir que l’insurrection était insurrection contre un gouvernement républicain, contre la République qu’eux-mêmes avaient appelée de leurs vœux, mis en place en février, et qu’il est simpliste d’appeler « bourgeoise ». S’insurger était un acte grave et discutable. On retrouver la même situation en 1871. Il y a au départ des revendications d’ordre pratique : « Du pain, du travail ou du plomb ». Au combat, il est des réactions élémentaires : « il faut que je le tue et que je m’engraisse » aurait dit un cordonnier ; un autre : « Il y a assez longtemps que le peuple mange des pommes de terre ; c’est à son tour de manger des poulets et au tour des propriétaires à travailler dans les ateliers nationaux » Mais ce qui se dégage essentiellement, le républicain qui n’a rien d’extrême Louis Ménard, l’aperçoit immédiatement, écrivant en 1849 « Le caractère politique de l’insurrection, indécis le premier jour, se dessinait de plus en plus. […]. Le cri des ouvriers était : “Vive la République démocratique et sociale !” Ces mots, inscrits sur tous leurs drapeaux, étaient prononcés pour la première fois par le peuple, qui baptisa ce jour-là sa République du plus pur de son sang[i]. » Tel insurgé répond à son juge : « J’ai crié "Vive la République démocratique et sociale" parce que j'ai cru que c'est celle-là qu'il nous fallait, la République démocratique et sociale ayant été proclamée sur les barricades de février. » Tel autre, interrogé sur le sens qu’il donne à la formule « République démocratique et sociale, précise qu’il entend : « par démocratique que tous les citoyens soient électeurs et par sociale qu’il soit permis à tous les citoyens de s’associer pour le travail ». Une étude en continu de 1847/1851/1871 permet de définir cette aspiration populaire qui n’est qu’apparemment confuse. En 1830, on réclamait déjà mais seulement « la liberté des ouvriers ». En février très clairement la République= La République démocratique s’est instaurée, avec le suffrage universel qui fait de tous – en principe – des citoyens. Mais cette république – ce n’est que trop évident très tôt ), dès les élections modérées du 23 avril, n’est que la république « représentative », la république de citoyens « abstraits ». Il est vite clair que cette République « abstraite » ne « représente » pas le peuple travailleur. Elle n’a pas su, ni pu satisfaire ses aspirations, qu’il formule en termes de « droit au travail », d’« organisation du travail », termes repris par les ouvriers à leur compte, les empruntant aux fouriéristes ou à Louis Blanc, se les réappropriant à leur manière. Dans le peuple qui manifeste s’insurge à partir de 1848, on aperçoit l’espoir, plus ou moins bien formulé, d’une République qui soit celle de tous. République réellement démocratique, où le citoyen participerait vraiment au pouvoir, ne serait pas seulement « représenté » par des élus lointains incapables de les entendre ; république réellement sociale. Suffrage universel, mais aussi, surtout revendication du droit au travail, de l’organisation du travail, bref de la vraie liberté, la vraie égalité, de la démocratie vraie. Ce n’est pas une République abstraite que les insurgés du XIXe siècle revendiquent, mais une « vraie » République, indissociablement démocratique et sociale. Sociale, elle est celle qui doit procurer à tous mieux-être et bonheur. Celle aussi et surtout qui réalise la vraie démocratie, qui assure réellement les intérêts et les droits des gouvernés, avec ou contre leurs gouvernants : on dit alors aussi la « vraie », la « bonne » République. La démocratie, avec le suffrage universel proclamé en 1848, élargi depuis, sera-t-elle seulement « représentative », ne donnant le pouvoir réel qu’à quelques-uns, aux « capacités » ? Ou bien sera-t-elle souveraineté réelle du peuple, un démocratie véritable qui ne soit pas, comme on se contente un peu trop facilement chez les historiens actuels du politique, de reconnaître qu’elle ne peut être qu’« imparfaite » et, faute de mieux, « consensuelle », « d’équilibre » toujours déséquilibré, puisqu’il y a toujours des dominés et des La Commune a posé une fois de plus au XIXe siècle la question de la souveraineté populaire ; bien sûr, elle ne l’a pas résolue. dominants. L’inefficacité pratique relative - malgré Juillet, Février ou septembre 1870 – du pouvoir de la rue, le renforcement de l’État et sa démocratisation, la domestication de la violence qui en résulte dans la société, la pratique maîtrisée du suffrage universel sont des facteurs de la disparition des insurrections de masse et des barricades. Quant aux manifestations, elles prendront un autre tour. |
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